mercredi 2 mars 2011

La tyrannie de l'urgence, un mal de la modernité tardive

Le temps, cet intervalle qui encadre nos vies, donc les actions qui s’inscrivent dans ces dernières, sera en notre faveur ou non selon nos façons de composer avec lui. Ceux-là prudents et avertis, jetant sur le monde et sur eux-mêmes un regard observateur et interrogateur, seront redevables de leur bonheur et de leur succès au temps apprivoisé. On les voit sur les trottoirs de nos boulevards et avenues, marchant d’un pas assuré, léger, un peu trop lent pour ce siècle pressé, souriants ou ailleurs, exfiltrés du tumulte et de l’obligatoire rapidité par la pensée, loisir (l'otium des Latins) et luxe que seuls peuvent s'offrir ceux qui ont du temps à y consacrer. Toutes les personnes qui pensent sont en effet reconnaissantes au temps grâce auquel elles disposent de ces précieux moments pendant lesquels elles sont dispensées des préoccupations et sollicitations de la vie. Chaque fois que je m’entends dire « je n’ai pas le temps », presque toujours sur le ton du regret d’ailleurs, cette phrase me laisse interrogateur et perplexe, me faisant penser à l’inquiétante apathie des jeunes gens aujourd'hui pourtant gorgés d’énergie.

Pour l’homme de la modernité tardive, les choses ne sont pas aussi simples : le temps est pour lui une ressource rare ; son appréhension est rendue de plus en plus difficile par l’accélération des rythmes de vie, elle-même provoquée par les prouesses technologiques considérables du siècle dernier. En effet les progrès et la démocratisation des transports et des télécommunications en réduisant les distances ont modifié le rapport à l’espace et à la durée. Cette victoire sur le temps, dans un premier temps saisie par le monde de l’entreprise, en quête permanente d’efficience et de compétitivité, puis étendue à la sphère privée et subjective, a favorisé la réalisation d’une multitude de tâches avec des ressources temporelles réduites. Une telle évolution, victoire incontestable en termes économiques, est la source d’une régression grave en termes d’humanité. L’homme, forcé de lutter avec le temps, a désormais l’impression de toujours en manquer, de telle sorte que même quand rien ne l’y oblige, il fait tout dans l’urgence. Comme une entreprise il se veut agir selon des procédés « time efficient ». Pourtant, malgré cette recherche d’efficacité tous azimuts comme si le principe d’une vie tenait essentiellement en des choix rationnels, mis à part le cadre du travail ou le temps est organisé et « rationnalisé », peu de personnes, à la vérité, peuvent affirmer qu’elles disposent efficacement de leur temps. Elles ont d’ailleurs toujours l’impression d’en manquer. Cette indigence permanente quant au temps, réelle chez bien des personnes malgré toute leur bonne volonté, n’est qu’une parade chez d’autres, qui trouvent dans l’argument de la maigreur de leurs ressources temporelles une justification à leur paresse, leur désintérêt pour une chose, leur mauvaise volonté. Comment, même considérablement réduit par le travail, peut-on manquer de temps alors que cette substance abstraite est ce qu’il y a de plus à notre disposition, sa limite étant celles de nos vies ? Cette affirmation du manque de ce dont, en principe, on dispose à souhait est un aveu d’une mauvaise utilisation de cette ressource précieuse. Nous la gaspillons plus que nous n’en manquons. Le maigre temps, mais néanmoins suffisant, que nous laisse nos obligations professionnelles est consacré à la télévision riche en programmes stupides, aux conversations téléphoniques de plus en plus longues et oiseuses, à l’internet et à tout ce qui, trop éphémère ou peu édificateur, ne nourrit pas l’homme.

Il est peut-être difficile, vu les choix économiques auxquels nous tenons tant en dépit leur nocivité, d’adopter une gestion du temps différente en ce qui concerne les affaires, mais rien n’est perdu en ce qui concerne la bataille pour maintenir notre humanité. Nous savons nous insurger contre les tyrannies politiques, mais ce ne sont pas malheureusement les seules, d’autres plus dangereuses nous rongent auxquelles nous devons dire « dégage !». Il faut s’insurger contre la tyrannie de l’accélération, qui chaque jour s’arroge des pouvoirs en dehors du champs économique, et ne pas y voir une fatalité comme le sociologue Allemand Hartmut Rosa (« Au secours ! Tout va trop vite », Le monde Magazine n°50, supplément au Monde du 28 août 2010).

Cette dernière transforme l’homme en un être superficiel tant la rapidité effrayante avec laquelle il s’adonne à ses activités ne lui permet pas d’en tirer profit. On ne prend plus le temps de profiter de la convivialité d’une bonne table, on mange plutôt seul et « sur le pouce ». Pressés même en vacances, c’est avec le pas rapide de l’homme d’affaires ou du voleur que nous visitons des pays. Pas le temps dans ce cas de se faire des réelles impressions du pays en question, nous n’en ramenons que des impressions fugaces. De nos villes nous devenons des habitants indignes ; nous nous contentons de ne que connaitre que nos trajets habituels et ne prenons plus le temps de nous y promener afin de s’en faire une idée globale et aussi de s’en émerveiller quand elles sont belles. On ne peut pas être maître du temps comme on ne peut l’être du destin, mais il ne faut en aucun cas cesser les affronter. Nos vies étant les nôtres, il nous appartient de leur donner le sens que jugeons convenable. Pour cela il faut négocier avec le temps, saisir des moments, se l'approprier afin d’y inscrire notre action. Une telle prise sur le temps exige de l’homme qu’il retrouve l’étonnant pouvoir de la volonté. Comme tout ce qui est précieux, ne profitent de sa valeur que ceux qui vont le chercher, ceux qui, comme des diables, se battent pour profiter de ses vertus même là où il se fait maigre. Le temps en effet ne s’apprivoise pas sans effort sur soi. Ceux qui pour se lancer dans l’action attendent sans cesse qu’il se présente à leur porte peuvent être sûrs de ne le voir jamais se présenter ; on les entend à tout propos dire « j’attends d’avoir le temps pour pouvoir le faire ». Ce type de réaction est suscité par l’impression qu’on a toujours quelque chose d « ’important » à faire, tout ce qui ne semble pas tel est renvoyé à un moment où notre capital temps sera si élevé qu’on pourra le gaspiller à des activités « inutiles », inutile étant entendu comme tout ce qui est dépourvu de valeur marchande: la convivialité, la compassion et l’amitié, la culture de soi.


Cunctator

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Par Dominique Ngoïe Ngalla et Philippe Cunctator qui nous livrent leurs réflexions sur le monde d'aujourd'hui : de l'Afrique clopinant sur le chemin de la modernité au reste du monde, de la complexité des enjeux politiques aux péripéties du fait religieux, nous découvrons sous la plume de Dominique l'âme du poète qui rêve d'un autre monde, mais n'oublie ni les brûlures de l'histoire ni la dure réalité du temps présent...

Quelques ouvrages de Dominique Ngoïe-Ngalla...





L'Evangile au coeur de l'Afrique des ethnies dans le temps court
; l'obstacle CU, Ed. Publibook, 2007 .




Route de nuit, roman. Ed. Publibook, 2006.




Aux confins du Ntotila, entre mythe, mémoire et histoire ; bakaa, Ed. Bajag-Méri, 2006.




Quel état pour l'Afrique, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Lettre d'un pygmée à un bantu, mise en scène en 1989 par Pierrette Dupoyet au Festival d'Avignon. IPN 1988, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Combat pour une renaissance de l'Afrique nègre, Parole de Vivant Ed. Espaces Culturels, Paris, 2002.




Le retour des ethnies. La violence identitaire. Imp. Multiprint, Abidjan, 1999.




L'ombre de la nuit et Lettre à ma grand-mère, nouvelles, ATIMCO Combourg, 1994.




La geste de Ngoma, Mbima, 1982.




Lettre à un étudiant africain, Mbonda, 1980.




Nouveaux poèmes rustiques, Saint-Paul, 1979.




Nocturne, poésie, Saint-Paul, 1977.




Mandouanes, poésie, Saint-Paul, 1976.




L'enfance de Mpassi, récit, Atimco, 1972.




Poèmes rustiques, Atimco, 1971.