vendredi 24 décembre 2010

Son of the Blues

John Lee Hooker et Muddy Waters comptent parmi mes bluesmen préférés, ce sont en effet ceux que j’aime le plus. John plus que Muddy, cela va sans dire. Leur grand talent n’est pour rien et à la vérité me demander de choisir l’un et renoncer à l’autre serait atroce. Chez moi, l’un ne va pas sans l’autre, eux deux nourrissent des aspects complémentaires de ma personnalité : les tons sombres et tragiques de John, le bad boy qui a roulé sa bosse, connu et vaincu les hardships of life, dont la musique semble être une sorte de rétrospective musicale de sa vie mouvementée. Est-ce sa vie qu’il chante ? Le doute est difficile tant l’émotion dans sa voix rend vivant ce qu’il raconte. Mais c’est cela le Blues : la condition humaine dans ce qu’elle a de difficile. Quoique en grande partie tissée de douleur, la musique de John Lee Hooker ne manque pas d’être festive ; il est en effet difficile de résister à sa guitare lorsqu’elle adopte des airs boogie-woogie. Les rockn’ rollers qu’il a inspirés le diront mieux que moi, je pense. Muddy Waters a lui aussi vécu une jeunesse difficile, très difficile dans le sud rural des Etats-Unis, mais son Blues malgré la teinte sombre produite par ses basses, est connu pour être plus gai, plus gai en tout cas lorsqu’il chante les plaisirs du petit peuple. Une âme pareille n’eut nécessairement manqué d’être grave.

Au delà des aspects purement musicaux, une autre chose me fait accorder plus de sympathie à John Lee Hooker : son étonnante ressemblance avec mon grand-père paternel, celui dont je porte le nom, Ngalla-Ngoïe. J’ai toujours écouté du Blues, mais ce n’est qu’à l’âge de 12 ans que je découvre John Lee Hooker. Avant cet âge je n’écoutais que du delta Blues et des traditional Blues singers comme Lead Belly et des bluesmen d’inspiration religieuse (Blind Gary Davis, The blind boys of Alabama, etc.). Lorsque l’un de mes cousins en vacances chez nous offrit un CD de John Lee Hooker à mon père et qu’il me tendit la pochette afin que je joue le disque, je fis remarquer à mon père que ce monsieur, John Lee Hooker, ressemblait grandement à son père. Ce que mon père acquiesça. C’était ma première rencontre avec cette icône, dont j’étais encore loin de me douter de l’importance. Comme John Lee Hooker, mon grand-père était musicien, c’était le joueur le plus célèbre de ngomo (tam-tam) de la région de Kimvembe, où est né mon père, de qui je tiens le récit de la période tam-tam de mon grand-père ; moi je n’ai pas eu la chance que de l’entendre jouer du Kinditi (sanza). Ce poète, ami des hommes, d’une humilité profonde, m’a laissé le souvenir d’un homme tourné vers le spirituel, à la fois grave et joueur. Il m’entretenait souvent sur le clan auquel j’appartiens, le clan de ma mère, les minfiku et sur la tenue que je devrais avoir dans ma vie d’homme. Il ne jouait pas du Blues, il ne se plaignait pas de son sort, mais ses préoccupations étaient autres, il avait un sens profond de la misère de la condition humaine et semblait se plonger dans des rêveries pour trouver une grâce capable de l’élever. On l’entendait souvent dire : « kiari kerka ! kerka, kerka », ce qui signifie « quelle tristesse ! En vérité en vérité ». Plus de dix ans après notre ultime rencontre, je suis aujourd’hui assuré, sans être troublé par l’éventualité d’une erreur de jugement, qu’il l’avait trouvée sa grâce. Depuis il s’en est allé, et je peux encore l’entendre m’encourager, lors de ces conversations que nous avons avec nos chers défunts, qui selon leur tempérament viennent nous lutiner ou nous fortifier. Je me souviens de l’avoir entendu jouer avec sa sanza un hommage à Mabiala-Manganga, la marche des Gbayas et bien d’autres airs qui captivaient mes oreilles d’enfant. De quoi s’étonne-t-on que j’aie la tête pleine de musique soit-elle joyeuse ou triste ? Ne suis-je pas le fils d’un organiste et d’un joueur de percussions ? Beau mélange, le plus majestueux et aussi le plus effrayant des instruments, tant l’orgue est grave, accordé au plus tumultueux d’entre tous. Ça vous donne un personnage difficile à saisir et à comprendre si on ne sait le prendre tel qu’en lui-même, tantôt gai, tantôt songeur, mélancolique et austère.

Ma parenté avec le Blues ne s’arrête pas à la ressemblance de Ngalla-Ngoïe avec John Lee Hooker ; mon autre grand-père, le père de ma mère, c’est une coïncidence, ressemble lui aussi à un joueur de Blues, Sonny Boy Williamson. Mais ici la ressemblance s’arrête à la similitude de leurs silhouettes et des traits de leurs visages. Les mêmes yeux, le même nez. Mon grand-père maternel n’est ni musicien ni espiègle comme l’était Sonny Boy Williamson, maître de l’harmonica. C’est un Monsieur d’environ 80 ans, d’une vivacité intellectuelle rare, d’une grande ferveur, sachant comme peu défier le temps et la jeunesse tant il a des projets. Une chose cependant rapproche mes deux grands pères, dont un seul seulement aurait pu être bluesman : la sensibilité au beau , et à "la parole bien dite parce qu'elle est aussi musique" (Dominique Ngoïe-Ngalla, Lettre à ma grand-mère).


Cunctator.

mercredi 15 décembre 2010

La culture africaine se décline au pluriel, son support aussi, la tradition. La solution pour une inculturation du christianisme?

Au sens des anthropologues et des sciences humaines, la culture est le mode de vie propre à un groupe, l’ensemble cohérent de représentations et de pratiques liées en gerbe symbolique, propre à un groupe, à un temps donné. Sur lui, le groupe s’appuie pour donner sens au monde et l’organiser. Si nous retenons cette définition de la culture (phénomène en procès de transformation permanente), il est clair que seule, une pensée suspecte d’idéologie au sens biaisé du marxisme, peut, dans une intension réductrice intéressée, rassembler l’Afrique, sur le plan culturel si diverse, sous la bannière d’une seule communauté culturelle, parfaitement prise dans la trame bien serrée des mêmes normes et valeurs: langues, représentations du monde, codes sociaux, système philosophique, la ‘religion et ses rites, etc. Or, l’Afrique n’est pas un village ou le petit territoire d’une ethnie. L’Afrique est un immense continent, d’une grande diversité géographique. Elle appelait, de ce fait, un compartimentage plus ou moins strict des groupes humains qui s’y étaient installés. De sorte que même si l’Afrique est le berceau de l’humanité, comme l’affirment des découvertes récentes de la paléontologie, (découverte de la vallée de l’Omo, au Kenya), les cultures africaines sont loin d’être de simples variantes locales d’une même culture originelle, répandues par milliers sur toute l’étendue du continent, par une sorte d’essaimage de la communauté culturelle mère. Une observation patiente révèle l’existence, entre beaucoup d’elles, de particularismes soulignés, d’une région à l’autre. Même dans l’hypothèse de leur origine commune, de telles disparités entre régions et entre groupes suggèrent des développements historiques séparés, dos tourné aux valeurs des commencements supposés communs. La grande diversité des milieux géographiques où s’étaient implantés ces groupes y poussait. Une description géographique rapide du continent noir distingue, en effet, trois grandes régions: une Afrique sahélienne au climat et à la végétation caractéristique; une Afrique centrale au climat et à végétation tout aussi caractéristiques; et, au Sud de celle-ci, une Afrique australe qui, en dehors du désert du Kalahari qui rappelle certaines zones arides du Sahel, n’a rien à voir avec les deux Afriques que nous venons de décrire. A l’intérieur même des régions ainsi individualisées, l’observation révèle de fortes individualités et une tendance nette au compartimentage culturel.

Ces trois subdivisions régionales de l’Afrique se présentent, en effet, chacune, fractionnées en espaces naturels caractéristiques qui avaient fini par influer sur la structuration et l’organisation sociale de leurs habitants. Si nous nous arrêtons à notre pays, le Congo-Brazzaville, nous nous apercevons, très vite, que son territoire est découpé en un certain nombre d’aires culturelles dans la formation desquelles l’environnement naturel paraît avoir joué beaucoup. Des aires culturelles au profil net, identifiables chacune, par la communion en un certain nombre de valeurs dominantes de leurs composantes ethnolinguistiques; et cependant, en même temps, ces dernières présentent chacune des particularismes et des différences qui les séparent et les opposent à l’intérieur du même bloc. Un Babeembe à un Viii du Loango, un Kunyi à un Laadi-koongo, un Bakaamba à un Bayombe, un Musundi à un Muhangala, etc. Il en est de même du groupe dit Ngala. Les Mbosi, les Likuba, les Moï, les Mboko, les Ngaré, les Makwa, les Kuyu qui le composent partagent un certain nombre de valeurs dominantes. Ils restent, cependant, séparés par bien des traits culturels. Le groupe Eshira-Ndumu-Teke (Teke, Tegue, Kukuya, Nzebi, Tsengi, Wumvu, Eshira) présente, comme les deux précédents, les mêmes rapports d’inclusion et d’exclusion entre ses composantes culturelles.

Ce serait, alors, une erreur de ramener l’impressionnante diversité culturelle de l’Afrique noire à quelques traits communs repérés et, à partir d’eux, proclamer une unité culturelle de l’Afrique qui relève de la mystification ou de l’ignorance. Sur le plan régional, une unité culturelle illusoire du Congo. Par politesse ou par mimétisme, les fidèles qui ne se retrouvent pas dans le schéma culturel unitaire que leur imposent le prêtre ou le pasteur dans l’élaboration des rites du culte, se taisent et s’exécutent. Mais, si le pasteur et le prêtre qui n’imposent leur vision des choses (qui est souvent celle de leurs groupes d’appartenance) que parce qu’ils occupent une position de pouvoir, si le pasteur et le prêtre donc laissaient s’exprimer la sensibilité de chaque fidèle en fonction de sa formation intellectuelle ou de ses origines culturelles, ils prendraient, peut-être, conscience de la nécessité d’aller au-delà, pour trouver des formes d’expression liturgique du christianisme africain, fédératives qui soient de l’art (et donc le résultat d’une recherche de formes dans la soumission aux contraintes du métier) et non la traduction spontanée et instinctive d’une émotion de bigote qui est la négation même de l’art. L’art, même sacré, est maîtrise de nos affects. La docilité somnolente à nos traditions est une injure à l’Afrique. Elle traduit l’incapacité de nos clercs à dépasser une Afrique de folklore. L’erreur de bien des partisans de l’inculturation du christianisme en Afrique consiste à en faire, non une opération subversive du message évangélique destiné à remettre nos traditions en question, mais un processus d’enrobement de ce message par nos cultures locales. Mais, étant donné la distance infranchissable qui, souvent, sépare le message évangélique de nos cultures locales, je ne pense pas qu’il soit sage, sans examen, de partir d’elles pour rejoindre l’Evangile qui les juge toutes. Le syncrétisme guette. On a commencé part l’exhumation des rituels de célébration des divinités «païennes»; on pensera, peut-être bientôt, aux vases sacrés tout en bois et aux vêtements liturgiques à «inculturer» absolument. Une tunique de raphia raide à la place de la chasuble ou de la dalmatique de lin, et de l’aube! Et, au lieu de la mitre de l’évêque et de la tiare du pape si éloignées des traditions africaines, pourquoi pas la toque à trois pointes de nos chefs traditionnels? A la vérité, nous ne manquons pas d’audace et il serait dommage de s’arrêter en si bon chemin! En attendant, pour peu qu’on ait du goût, il est grotesque et tragique de danser sous une chasuble ou une dalmatique; le Christ du Golgotha n’a pas besoin de telles drôleries.

Ainsi, il me semble qu’on se fourvoie, en faisant des rites des religions de nos ancêtres, le support du christianisme africain qu’on devrait, plutôt, opposer au christianisme occidental, non par les formes d’expression de ses célébrations liturgiques, (qui peuvent rester identiques à celles de l’Occident chrétien, sans frustrer personne), mais par sa ferveur et la joie de son élan qui tiennent au tempérament nègre. Ce christianisme africain là refuserait de retourner à une religion de nos ancêtres, pragmatique, sans dimension mystique, utilitaire, dans laquelle, mécanique, de type magique et intéressée, la relation du fidèle à la divinité est construite essentiellement sur sa foi en la capacité de la divinité à faire droit à sa demande. Probablement parce que, loin d’être une transcendance, le «mukisi» n’est qu’une force mystérieuse de la nature, secourable à ceux qui savent et la canaliser à leur profit, par des rites appropriés, des incantations et des chants. L’assistance ne danse pas; elle met simplement plus de cœur et de couleur dans son chant et ses incantations. La réponse à sa demande en dépend. L’officiante, non plus, ne danse pas. Elle simule juste un combat avec la divinité qui lui résiste et refuse de se rendre aux vœux de l’assistance. Où en voit que, si le culte chrétien africain au cours duquel les fidèles peuvent s’abandonner aux ondulations de la danse, s’inspire d’une telle célébration liturgique traditionnelle par fidélité à une tradition dont, souvent, il ne nous reste que des fragments misérables, d’interprétation difficile, ceux qui l’organisent se trompent; l’église ou le temple, habitacle du Dieu vivant et de majesté, n’a pas la même signification symbolique que le lieu où se déroule le rite de célébration du «mukisi» qui est loin d’être) comme le Dieu de l’Evangile, une conscience et une personne au sens philosophique du mot. Sa présence, au lieu du culte, impose au fidèle qui croit en lui, une autre attitude de la conscience et du corps que celle qu’adopte celui qui s’adresse à un «mukisi». L’espace du «mukisi» n’est pas le «locus terrubilis» du psalmiste. Un lieu terrible à cause de la présence de Dieu. Voilà pourquoi on peut y danser.

Dominique NGOÏE-NGALLA, La semaine Africaine, décembre 2010.

lundi 22 novembre 2010

La démocratie, un long apprentissage du vivre-ensemble harmonieux jamais terminé

Platon voulait des philosophes à la tête de l’Etat, pour la raison que les philosophes étant des individus à la conduite réglée par une raison sans cesse exigeante d’intelligibilité et de droiture, ils étaient les mieux placés pour exercer, au profit de la collectivité, les fonctions de gouvernement. De là, l’hostilité de ce philosophe à la démocratie qu’on définit, en remontant à l’étymologie du mot, par gouvernement par le peuple. Platon refuse que le peuple ignare et grossier et donnant facilement dans la violence ait les capacités intellectuelles et morales du philosophe, pour gouverner avec sagesse. Pour les mêmes raisons que son maître, Aristote se montre également hostile à la démocratie.


Mais, pour autant que le peuple (demos) n’est pas qu’une abstraction, une simple idée, et n’existe que par les individus qui le composent, les philosophes compris, pourquoi, n’étant pas, de ce fait, le ramassis de gueux auquel le philosophe le réduit, ne serait-il pas capable de gouverner, en ne visant que d’assurer à l’ensemble des citoyens, la vie bonne à laquelle ils aspirent? Il suffirait, simplement, de sélectionner les meilleures de ces citoyens, l’élite. Dans ce cas, Platon et Aristote ont tort de condamner la démocratie à n’être jamais qu’un régime politique capable de rien d’autre que de désordre et de violence.

Il suffirait que le peuple reçoive l’instruction et l’éducation qu’il faut, pour qu’il soit capable, comme le philosophe, de gouverner avec sagesse. La démocratie, gouvernement du peuple, ce n’est jamais, aux commandes, cette simple idée appelée peuple, mais des individus choisis pour leurs mérites et leurs compétences.

Par ailleurs, la démocratie étant, comme l’humanité (sens normatif), une quête, une vertu, on ne naît pas démocrate, on le devient. Les hommes qui, tous, naissent des brutes, ont ainsi besoin d’une culture qui les aide à devenir des humains aptes à exercer le pouvoir démocratique.

La démocratie, régime politique révolutionnaire, à bien des égards, apparaît à Athènes et sur le territoire d’Athènes, au Vème siècle avant Jésus-Christ. Mais, ce ne fut pas un hasard: plusieurs générations de préparation des esprits avaient été nécessaires. Encore qu’insuffisantes pour que la révolution démocratique s’impose à tous les esprits et retourne les mentalités, quelques décennies plus tard en effet, elle fut balayée par un régime à vision idéologique tout à fait contraire.

Pourtant, la nouvelle en avait été saluée par tous les Grecs façonnés à la réflexion par l’étude, comme une chose excellente, conforme à leurs attentes. La force de l’habitude, allait, chez beaucoup, triompher de la ferveur des premiers moments, malgré que la révolution politique et sociale inscrite dans le projet démocratique, parût, non pas une offense à l’ordre naturel, mais, au contraire, le meilleur moyen pour l’homme de réaliser celui-ci, pendant plus d’un siècle, avant le surprenant manifeste de Clisthène, les fameux présocratiques, chercheurs et hommes politiques balisèrent le chemin, en réfléchissant aux meilleurs moyens et conditions pour les hommes de vivre bien ou, du moins, le moins mal possible. Le nouveau système politique rencontra, pourtant, bien des résistances. Il heurtait des égoïsmes.

La démocratie connote constance de l’effort pour se libérer de soi. Le chemin qui y conduit est, donc, montueux. Il exige, pour ceux qui s’y engagent, un minimum d’ascèse. Voilà pourquoi, même dans les pays de vieille démocratie, sa pratique ne va pas de soi. Dès que la vigilance se relâche, la barbarie refait surface. Il n’est pas de système politique qui n’en comporte; mais dès qu’on accepte de se soumettre à ses exigences et qu’on prend de la hauteur, la démocratie est, en attendant de trouver mieux, celui qui en comporte le moins.

Pour s’élever à un meilleur niveau moral dans l’exercice du pouvoir politique, l’Afrique ne peut, donc, espérer faire l’économie du dur et long apprentissage de la démocratie. La démocratie, P. Ricœur l’a dit, est «une aventure éthique». L’éthique pouvant être définie comme un «art de vivre», ou l’ensemble réfléchi et hiérarchisé de nos désirs. Le philosophe nous donne à entendre que la démocratie se présente avec les exigences morales d’un long cheminement vers la vie bonne; cheminement fait de connaissances et de choix. Et si ce cheminement, pour aboutir, implique de telles exigences, pas d’autres voies de recours pour l’Afrique qui se cherche, ses gouvernants généralement hostiles, dans leurs pratiques, à ce régime politique devront pourtant s’y faire. Mais, pour implanter la démocratie chez eux, pas d’autre chemine- (9ue l’éducation de l’esprit, en vue du développement des facultés de discernement, de sensibilité et de volonté. Vivre démocratiquement étant synonyme de respect de soi, de respect de l’autre, d’accueil de l’autre, dans sa différence. Aptitude, à la cohabitation harmonieuse des hommes qui ne va par mininum de frein à nos égoïsmes, à notre violence.

Le déficit des démocraties africaines, toutes bancales, résulte, d’abord, du déficit d’une éducation véritable sur ce continent. Dans les pays mêmes où le taux de scolarisation est élevé et mérite d’être salué comme une percée vers la modernité, il faut, en fait, parler d’opérations spectaculaires d’alphabétisation. Ce n’est pas, en effet, à la réflexion que sont formés la majorité de nos collégiens et de nos lycéens; et même de nos étudiants de facultés, mais au déchiffrement, tout simplement, des textes écrits. L’école leur donne des connaissances, mais ne les forme pas à la vie sociale régie par des rites d’interaction. Une cohabitation harmonieuse exige du tact, une sensibilité éduquée. Le défaut d’une éducation qui développe le cœur et la sensibilité qui rendent aptes à l’accueil de l’autre et au dialogue pourrait expliquer qu’on ne rencontre pas en Afrique, beaucoup d’Etats qui ne redoutent le débat démocratique; en dépit que l’Afrique vient de la palabre, le plus grand «espace de confrontation» publique des esprits.

Il en résulte que dans les pays africains, si les citoyens connaissent leurs devoirs et leurs obligations, parce que les dirigeants politiques, avec constance et brutalité, les leur rappellent, en revanche, ils ignorent leurs droits. Ce qui permet à ces dirigeants d’établir, avec eux, le rapport indigne que les seigneurs de l’occident médiéval avaient avec leurs serfs chosifiés. Le jour où, comme le croyait Platon, ces dirigeants africains sans éducation (au sens de ce texte) en auront un peu, on pourra croire proche la fin de la servitude de l’Afrique indépendante.

Dans tous les cas, qu’on s’y engage à partir d’une société primitive ou à partir d’une société civilisée, la démocratie décline le même idéal d’une société parfaite pour laquelle l’être humain, imparfait et limité, mais en lequel, comme un aiguillon, est inscrite l’aspiration à la perfection, se sent fait et vers laquelle une force mystérieuse le pousse. Ceux qui s’engagent dans l’aventure démocratique à partir d’une civilisation et d’une culture élevées ont, toutefois, de plus grandes chances d’avancer plus vite que ceux qui partent de plus bas; ceux-ci ont, cependant, l’obligation morale d’emboiter le pas à ceux-là. Si elle veut se développer, l’Afrique n’a pas le choix.

mercredi 10 novembre 2010

La colonisation et l’indépendance de l’Afrique

La colonisation de l’Afrique noire fut décidée à un moment où un progrès scientifique fulgurant, matérialisé par un essor industriel sans précédent, vint, en quelque sorte, apporter la preuve de la supériorité de la race blanche sur le reste des groupes humains, décuplant, du coup, sa volonté de puissance et de domination sur le reste du monde. Il ne fut pas, alors, difficile à la «race supérieure», de se trouver le prétexte moral qui l’autorisât à mettre au service de ses industries, la race noire classée parmi les dernières, mais dont la traite négrière avait démontré à quel point les Noirs pouvaient être une main-d’œuvre efficace et relativement peu coûteuse. Rejetés aux marges de l’humanité par les penseurs des Lumières, ramenés au rang de bêtes de somme parles négriers, à partir des doutes qui planaient sur leur statut ontologique, il était prévisible que les colonisateurs ne seraient pas tendres avec eux. C’est ainsi que, dans les premières décennies de ses débuts, la colonisation rivalisa de cruauté barbare, avec la traite des Noirs. Certes, entre1945 et 1950, le souvenir des horreurs de la grande guerre et les meurtrissures de l’orgueil blanc, qui s’en suivirent, inspirèrent à l’occident d’apporter quelques assouplissements au régime colonial. Mais, pour autant, le beau geste d’humanité décidé dans la contrainte ne lavait pas l’occident de la faute coloniale, d’autant moins pardonnable que la «race supérieure» n’avait pas l’excuse de la sauvagerie et de la mauvaise éducation. Entre 1945 et 1950, pourtant, soit une décennie, exactement, dans certaines colonies françaises et britanniques, les secteurs de l’éducation et de la santé furent l’objet d’une attention que rien n’avait laissé présager. Les soins que les métropoles y apportèrent et les beaux résultats qu’elles obtinrent auraient pu propulser, dans la modernité, les colonies bénéficiaires, si, devenues indépendantes, leurs élites, dépourvues de la plus petite expérience, s’étaient montrées prudentes dans la gestion des affaires publiques.

Qu’on y pense: longtemps resté l’affaire des seuls missionnaires, mais que, sauf à ouvrir, à la station principale de mission, un cycle primaire complet, en vue de la préparation à l’entrée au petit-séminaire, le défaut de moyens réels limitait à des tâches plutôt d’alphabétisation, le niveau de l’enseignement s’est nettement relevé. Et l’élève de la classe terminale d’aujourd’hui, on peut douter qu’en orthographe et en arithmétique, il soit à même de rivaliser avec un élève du cours moyen des années 1947-1950. Dans le domaine de la santé, entre 1945 et 1946, fut définie une ingénieuse formule: chaque année, des équipes mobiles, conduites par des médecins, sillonnent les contrées les plus inaccessibles, pour vacciner sur place les populations, dépister et soigner des maladies comme la trypanosomiase ou la lèpre. Sur le plan économique, les paysans ne se font pas de soucis pour leurs récoltes: arachides, maïs, palmistes, etc. Des marchés régionaux tournants sont organisés où ils sont assurés de tout écouler. Un petit pécule ne leur fera plus jamais défaut. De nombreux petits progrès du même genre qui consolent les populations de la rudesse et des brutalités de l’époque précédente: 1880-1945. Et aux témoins, comme les deux décennies qui suivent la fin de la guerre est douce, comparée à la longue période si sombre qui les précède! C’est à ce point d’articulation de deux versants si contrastés de la colonisation (la française et la britannique), que surgit la question de savoir si la colonisation fut un bien ou un mal. Ceux qui vécurent le versant, de bout en bout sombre, sont, tous, morts. Nous n’aurons plus jamais leurs témoignages. Ils étaient nés entre 1860 et 1880.

Restent ceux qui vécurent dans l’entre-deux. Le désordre des indépendances comparé à l’effort d’humanisation des dernières années du régime colonial leur fait regretter, forcément, embelli par l’effet de contraste, l’ordre ancien. Indifférents à la fierté morale que donne de se savoir devenus des citoyens libres d’Etats souverains, mais rendus odieux par des injustices accumulées, sensibles uniquement aux souvenirs heureux d’une époque maintenant révolue: la gratuité, pour tous, des soins de santé; la gratuité des études pour leurs enfants; la stabilité économique; l’accès facile à un immense marché de l’emploi. Ils regrettent le temps où leurs libertés étaient, certes, limitées, mais où, cependant, dans la sécurité assurée, ils vivaient relativement heureux, en attendant le temps où, grâce à une progressive initiation aux «choses des Blancs», ils auraient, comme eux, la maîtrise de leur destin.

Ces propos nous offusquent. A une époque pas si ancienne derrière nous, on les aurait tenus pour réactionnaires, mal pensés et mal venus. Ils sont réactifs, certes, peu pesés, peut-être. Mais, à l’évidence, c’est la grave situation sociologique générale de l’Afrique indépendante qui les inspire, non pas un simple mouvement d’humeur passager. Il faut reconnaître que la cruauté injuste de leurs conditions d’existence a, souvent, conduit, à ce type de réflexions, bien des gens du petit peuple de l’Afrique indépendante, témoins, par leur âge, du dernier virage d’un régime colonial qui, depuis la fin de la guerre, s’efforçait de s’humaniser. La comparaison arrive vite avec les trente premières années d’une indépendance africaine chaotique pour le moins, et dont la violence ne fut pas inférieure à la violence coloniale. Il n’échappe pas à tant de gens frustrés que la petite minorité constituée par la classe politique recueille, seule, pourtant promis à tous, les fruits de l’indépendance. Tout pour les membres de cette oligarchie qui, en permanence, festoient loin du petit peuple méprisé et qu’au besoin, ils divisent en groupes rivaux, pour mieux l’asservir. Pourtant, est-il vrai que ce que les peuples d’Afrique ont gagné, en se libérant du joug colonial, ne vaut pas ce qu’ils ont perdu avec la fin de la colonisation? On ne peut nier, en effet, que, un peu honteuse de ses pratiques barbares, mais surtout par calcul politique, la France, par exemple, ait fini par engager des réformes courageuses dans ses colonies où la dignité des indigènes dont elle s’efforça d’améliorer les conditions de vie, fut reconnue. De sorte que ce ne fut pas tant quelque colère populaire allumée par une exploitation sauvage devenue insupportable, que l’impatience des élites locales à tester leurs aptitudes à gérer qui déclencha le processus qui devait mener à la décolonisation.

L’indépendance était, cependant, nécessaire. Elle seule rendait possible la réalisation de son destin par le colonisé libéré d’une tutelle qui avait, certes, d’énormes avantages, mais ceux-ci avaient leur côté pervers: le moindre n’étant pas l’étouffement, si dommageable, de la culture du colonisé. A partir du moment où cette culture était contrainte de s’exprimer dans un cadre idéologique tracé par des étrangers, elle devenait une culture aliénante qui exposait à toutes formes de névroses. Franz Fanon en décrit quelques-unes dans «Peau noire et masques blancs».

En vérité, la position de l’ex colonisé est bien à plaindre. Tragique pour tout dire. Le voilà, en effet, toute sa vie, voué à l’insatisfaction. Puisque l’exécration d’un présent aux horizons bouchés dans lequel il vit, fait surgir, dans son esprit, le regret de jours de bonheur maintenant enfouis dans un passé où, déjà, se profilait un futur qui avait un sens. Ceux qui gouvernent l’Afrique devraient le savoir et, par leur sérieux, travailler à délivrer des affres d’angoisses nées de frustrations accumulées, ces millions de compatriotes qui, certainement, méritent un meilleur sort. Il sera difficile de faire abandonner à ceux-ci la thèse, de toute évidence, erronée et irrecevable, selon laquelle la colonisation fut un bien et les indépendances un mal, aussi longtemps que leurs conditions d’existence continueront de se dégrader sous l’indifférence des politiques.

Dominique Ngoïe-Ngalla, La Semaine Africaine, mars 2010

Par Dominique Ngoïe Ngalla et Philippe Cunctator qui nous livrent leurs réflexions sur le monde d'aujourd'hui : de l'Afrique clopinant sur le chemin de la modernité au reste du monde, de la complexité des enjeux politiques aux péripéties du fait religieux, nous découvrons sous la plume de Dominique l'âme du poète qui rêve d'un autre monde, mais n'oublie ni les brûlures de l'histoire ni la dure réalité du temps présent...

Quelques ouvrages de Dominique Ngoïe-Ngalla...





L'Evangile au coeur de l'Afrique des ethnies dans le temps court
; l'obstacle CU, Ed. Publibook, 2007 .




Route de nuit, roman. Ed. Publibook, 2006.




Aux confins du Ntotila, entre mythe, mémoire et histoire ; bakaa, Ed. Bajag-Méri, 2006.




Quel état pour l'Afrique, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Lettre d'un pygmée à un bantu, mise en scène en 1989 par Pierrette Dupoyet au Festival d'Avignon. IPN 1988, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Combat pour une renaissance de l'Afrique nègre, Parole de Vivant Ed. Espaces Culturels, Paris, 2002.




Le retour des ethnies. La violence identitaire. Imp. Multiprint, Abidjan, 1999.




L'ombre de la nuit et Lettre à ma grand-mère, nouvelles, ATIMCO Combourg, 1994.




La geste de Ngoma, Mbima, 1982.




Lettre à un étudiant africain, Mbonda, 1980.




Nouveaux poèmes rustiques, Saint-Paul, 1979.




Nocturne, poésie, Saint-Paul, 1977.




Mandouanes, poésie, Saint-Paul, 1976.




L'enfance de Mpassi, récit, Atimco, 1972.




Poèmes rustiques, Atimco, 1971.