vendredi 24 décembre 2010

Son of the Blues

John Lee Hooker et Muddy Waters comptent parmi mes bluesmen préférés, ce sont en effet ceux que j’aime le plus. John plus que Muddy, cela va sans dire. Leur grand talent n’est pour rien et à la vérité me demander de choisir l’un et renoncer à l’autre serait atroce. Chez moi, l’un ne va pas sans l’autre, eux deux nourrissent des aspects complémentaires de ma personnalité : les tons sombres et tragiques de John, le bad boy qui a roulé sa bosse, connu et vaincu les hardships of life, dont la musique semble être une sorte de rétrospective musicale de sa vie mouvementée. Est-ce sa vie qu’il chante ? Le doute est difficile tant l’émotion dans sa voix rend vivant ce qu’il raconte. Mais c’est cela le Blues : la condition humaine dans ce qu’elle a de difficile. Quoique en grande partie tissée de douleur, la musique de John Lee Hooker ne manque pas d’être festive ; il est en effet difficile de résister à sa guitare lorsqu’elle adopte des airs boogie-woogie. Les rockn’ rollers qu’il a inspirés le diront mieux que moi, je pense. Muddy Waters a lui aussi vécu une jeunesse difficile, très difficile dans le sud rural des Etats-Unis, mais son Blues malgré la teinte sombre produite par ses basses, est connu pour être plus gai, plus gai en tout cas lorsqu’il chante les plaisirs du petit peuple. Une âme pareille n’eut nécessairement manqué d’être grave.

Au delà des aspects purement musicaux, une autre chose me fait accorder plus de sympathie à John Lee Hooker : son étonnante ressemblance avec mon grand-père paternel, celui dont je porte le nom, Ngalla-Ngoïe. J’ai toujours écouté du Blues, mais ce n’est qu’à l’âge de 12 ans que je découvre John Lee Hooker. Avant cet âge je n’écoutais que du delta Blues et des traditional Blues singers comme Lead Belly et des bluesmen d’inspiration religieuse (Blind Gary Davis, The blind boys of Alabama, etc.). Lorsque l’un de mes cousins en vacances chez nous offrit un CD de John Lee Hooker à mon père et qu’il me tendit la pochette afin que je joue le disque, je fis remarquer à mon père que ce monsieur, John Lee Hooker, ressemblait grandement à son père. Ce que mon père acquiesça. C’était ma première rencontre avec cette icône, dont j’étais encore loin de me douter de l’importance. Comme John Lee Hooker, mon grand-père était musicien, c’était le joueur le plus célèbre de ngomo (tam-tam) de la région de Kimvembe, où est né mon père, de qui je tiens le récit de la période tam-tam de mon grand-père ; moi je n’ai pas eu la chance que de l’entendre jouer du Kinditi (sanza). Ce poète, ami des hommes, d’une humilité profonde, m’a laissé le souvenir d’un homme tourné vers le spirituel, à la fois grave et joueur. Il m’entretenait souvent sur le clan auquel j’appartiens, le clan de ma mère, les minfiku et sur la tenue que je devrais avoir dans ma vie d’homme. Il ne jouait pas du Blues, il ne se plaignait pas de son sort, mais ses préoccupations étaient autres, il avait un sens profond de la misère de la condition humaine et semblait se plonger dans des rêveries pour trouver une grâce capable de l’élever. On l’entendait souvent dire : « kiari kerka ! kerka, kerka », ce qui signifie « quelle tristesse ! En vérité en vérité ». Plus de dix ans après notre ultime rencontre, je suis aujourd’hui assuré, sans être troublé par l’éventualité d’une erreur de jugement, qu’il l’avait trouvée sa grâce. Depuis il s’en est allé, et je peux encore l’entendre m’encourager, lors de ces conversations que nous avons avec nos chers défunts, qui selon leur tempérament viennent nous lutiner ou nous fortifier. Je me souviens de l’avoir entendu jouer avec sa sanza un hommage à Mabiala-Manganga, la marche des Gbayas et bien d’autres airs qui captivaient mes oreilles d’enfant. De quoi s’étonne-t-on que j’aie la tête pleine de musique soit-elle joyeuse ou triste ? Ne suis-je pas le fils d’un organiste et d’un joueur de percussions ? Beau mélange, le plus majestueux et aussi le plus effrayant des instruments, tant l’orgue est grave, accordé au plus tumultueux d’entre tous. Ça vous donne un personnage difficile à saisir et à comprendre si on ne sait le prendre tel qu’en lui-même, tantôt gai, tantôt songeur, mélancolique et austère.

Ma parenté avec le Blues ne s’arrête pas à la ressemblance de Ngalla-Ngoïe avec John Lee Hooker ; mon autre grand-père, le père de ma mère, c’est une coïncidence, ressemble lui aussi à un joueur de Blues, Sonny Boy Williamson. Mais ici la ressemblance s’arrête à la similitude de leurs silhouettes et des traits de leurs visages. Les mêmes yeux, le même nez. Mon grand-père maternel n’est ni musicien ni espiègle comme l’était Sonny Boy Williamson, maître de l’harmonica. C’est un Monsieur d’environ 80 ans, d’une vivacité intellectuelle rare, d’une grande ferveur, sachant comme peu défier le temps et la jeunesse tant il a des projets. Une chose cependant rapproche mes deux grands pères, dont un seul seulement aurait pu être bluesman : la sensibilité au beau , et à "la parole bien dite parce qu'elle est aussi musique" (Dominique Ngoïe-Ngalla, Lettre à ma grand-mère).


Cunctator.

mercredi 15 décembre 2010

La culture africaine se décline au pluriel, son support aussi, la tradition. La solution pour une inculturation du christianisme?

Au sens des anthropologues et des sciences humaines, la culture est le mode de vie propre à un groupe, l’ensemble cohérent de représentations et de pratiques liées en gerbe symbolique, propre à un groupe, à un temps donné. Sur lui, le groupe s’appuie pour donner sens au monde et l’organiser. Si nous retenons cette définition de la culture (phénomène en procès de transformation permanente), il est clair que seule, une pensée suspecte d’idéologie au sens biaisé du marxisme, peut, dans une intension réductrice intéressée, rassembler l’Afrique, sur le plan culturel si diverse, sous la bannière d’une seule communauté culturelle, parfaitement prise dans la trame bien serrée des mêmes normes et valeurs: langues, représentations du monde, codes sociaux, système philosophique, la ‘religion et ses rites, etc. Or, l’Afrique n’est pas un village ou le petit territoire d’une ethnie. L’Afrique est un immense continent, d’une grande diversité géographique. Elle appelait, de ce fait, un compartimentage plus ou moins strict des groupes humains qui s’y étaient installés. De sorte que même si l’Afrique est le berceau de l’humanité, comme l’affirment des découvertes récentes de la paléontologie, (découverte de la vallée de l’Omo, au Kenya), les cultures africaines sont loin d’être de simples variantes locales d’une même culture originelle, répandues par milliers sur toute l’étendue du continent, par une sorte d’essaimage de la communauté culturelle mère. Une observation patiente révèle l’existence, entre beaucoup d’elles, de particularismes soulignés, d’une région à l’autre. Même dans l’hypothèse de leur origine commune, de telles disparités entre régions et entre groupes suggèrent des développements historiques séparés, dos tourné aux valeurs des commencements supposés communs. La grande diversité des milieux géographiques où s’étaient implantés ces groupes y poussait. Une description géographique rapide du continent noir distingue, en effet, trois grandes régions: une Afrique sahélienne au climat et à la végétation caractéristique; une Afrique centrale au climat et à végétation tout aussi caractéristiques; et, au Sud de celle-ci, une Afrique australe qui, en dehors du désert du Kalahari qui rappelle certaines zones arides du Sahel, n’a rien à voir avec les deux Afriques que nous venons de décrire. A l’intérieur même des régions ainsi individualisées, l’observation révèle de fortes individualités et une tendance nette au compartimentage culturel.

Ces trois subdivisions régionales de l’Afrique se présentent, en effet, chacune, fractionnées en espaces naturels caractéristiques qui avaient fini par influer sur la structuration et l’organisation sociale de leurs habitants. Si nous nous arrêtons à notre pays, le Congo-Brazzaville, nous nous apercevons, très vite, que son territoire est découpé en un certain nombre d’aires culturelles dans la formation desquelles l’environnement naturel paraît avoir joué beaucoup. Des aires culturelles au profil net, identifiables chacune, par la communion en un certain nombre de valeurs dominantes de leurs composantes ethnolinguistiques; et cependant, en même temps, ces dernières présentent chacune des particularismes et des différences qui les séparent et les opposent à l’intérieur du même bloc. Un Babeembe à un Viii du Loango, un Kunyi à un Laadi-koongo, un Bakaamba à un Bayombe, un Musundi à un Muhangala, etc. Il en est de même du groupe dit Ngala. Les Mbosi, les Likuba, les Moï, les Mboko, les Ngaré, les Makwa, les Kuyu qui le composent partagent un certain nombre de valeurs dominantes. Ils restent, cependant, séparés par bien des traits culturels. Le groupe Eshira-Ndumu-Teke (Teke, Tegue, Kukuya, Nzebi, Tsengi, Wumvu, Eshira) présente, comme les deux précédents, les mêmes rapports d’inclusion et d’exclusion entre ses composantes culturelles.

Ce serait, alors, une erreur de ramener l’impressionnante diversité culturelle de l’Afrique noire à quelques traits communs repérés et, à partir d’eux, proclamer une unité culturelle de l’Afrique qui relève de la mystification ou de l’ignorance. Sur le plan régional, une unité culturelle illusoire du Congo. Par politesse ou par mimétisme, les fidèles qui ne se retrouvent pas dans le schéma culturel unitaire que leur imposent le prêtre ou le pasteur dans l’élaboration des rites du culte, se taisent et s’exécutent. Mais, si le pasteur et le prêtre qui n’imposent leur vision des choses (qui est souvent celle de leurs groupes d’appartenance) que parce qu’ils occupent une position de pouvoir, si le pasteur et le prêtre donc laissaient s’exprimer la sensibilité de chaque fidèle en fonction de sa formation intellectuelle ou de ses origines culturelles, ils prendraient, peut-être, conscience de la nécessité d’aller au-delà, pour trouver des formes d’expression liturgique du christianisme africain, fédératives qui soient de l’art (et donc le résultat d’une recherche de formes dans la soumission aux contraintes du métier) et non la traduction spontanée et instinctive d’une émotion de bigote qui est la négation même de l’art. L’art, même sacré, est maîtrise de nos affects. La docilité somnolente à nos traditions est une injure à l’Afrique. Elle traduit l’incapacité de nos clercs à dépasser une Afrique de folklore. L’erreur de bien des partisans de l’inculturation du christianisme en Afrique consiste à en faire, non une opération subversive du message évangélique destiné à remettre nos traditions en question, mais un processus d’enrobement de ce message par nos cultures locales. Mais, étant donné la distance infranchissable qui, souvent, sépare le message évangélique de nos cultures locales, je ne pense pas qu’il soit sage, sans examen, de partir d’elles pour rejoindre l’Evangile qui les juge toutes. Le syncrétisme guette. On a commencé part l’exhumation des rituels de célébration des divinités «païennes»; on pensera, peut-être bientôt, aux vases sacrés tout en bois et aux vêtements liturgiques à «inculturer» absolument. Une tunique de raphia raide à la place de la chasuble ou de la dalmatique de lin, et de l’aube! Et, au lieu de la mitre de l’évêque et de la tiare du pape si éloignées des traditions africaines, pourquoi pas la toque à trois pointes de nos chefs traditionnels? A la vérité, nous ne manquons pas d’audace et il serait dommage de s’arrêter en si bon chemin! En attendant, pour peu qu’on ait du goût, il est grotesque et tragique de danser sous une chasuble ou une dalmatique; le Christ du Golgotha n’a pas besoin de telles drôleries.

Ainsi, il me semble qu’on se fourvoie, en faisant des rites des religions de nos ancêtres, le support du christianisme africain qu’on devrait, plutôt, opposer au christianisme occidental, non par les formes d’expression de ses célébrations liturgiques, (qui peuvent rester identiques à celles de l’Occident chrétien, sans frustrer personne), mais par sa ferveur et la joie de son élan qui tiennent au tempérament nègre. Ce christianisme africain là refuserait de retourner à une religion de nos ancêtres, pragmatique, sans dimension mystique, utilitaire, dans laquelle, mécanique, de type magique et intéressée, la relation du fidèle à la divinité est construite essentiellement sur sa foi en la capacité de la divinité à faire droit à sa demande. Probablement parce que, loin d’être une transcendance, le «mukisi» n’est qu’une force mystérieuse de la nature, secourable à ceux qui savent et la canaliser à leur profit, par des rites appropriés, des incantations et des chants. L’assistance ne danse pas; elle met simplement plus de cœur et de couleur dans son chant et ses incantations. La réponse à sa demande en dépend. L’officiante, non plus, ne danse pas. Elle simule juste un combat avec la divinité qui lui résiste et refuse de se rendre aux vœux de l’assistance. Où en voit que, si le culte chrétien africain au cours duquel les fidèles peuvent s’abandonner aux ondulations de la danse, s’inspire d’une telle célébration liturgique traditionnelle par fidélité à une tradition dont, souvent, il ne nous reste que des fragments misérables, d’interprétation difficile, ceux qui l’organisent se trompent; l’église ou le temple, habitacle du Dieu vivant et de majesté, n’a pas la même signification symbolique que le lieu où se déroule le rite de célébration du «mukisi» qui est loin d’être) comme le Dieu de l’Evangile, une conscience et une personne au sens philosophique du mot. Sa présence, au lieu du culte, impose au fidèle qui croit en lui, une autre attitude de la conscience et du corps que celle qu’adopte celui qui s’adresse à un «mukisi». L’espace du «mukisi» n’est pas le «locus terrubilis» du psalmiste. Un lieu terrible à cause de la présence de Dieu. Voilà pourquoi on peut y danser.

Dominique NGOÏE-NGALLA, La semaine Africaine, décembre 2010.

Par Dominique Ngoïe Ngalla et Philippe Cunctator qui nous livrent leurs réflexions sur le monde d'aujourd'hui : de l'Afrique clopinant sur le chemin de la modernité au reste du monde, de la complexité des enjeux politiques aux péripéties du fait religieux, nous découvrons sous la plume de Dominique l'âme du poète qui rêve d'un autre monde, mais n'oublie ni les brûlures de l'histoire ni la dure réalité du temps présent...

Quelques ouvrages de Dominique Ngoïe-Ngalla...





L'Evangile au coeur de l'Afrique des ethnies dans le temps court
; l'obstacle CU, Ed. Publibook, 2007 .




Route de nuit, roman. Ed. Publibook, 2006.




Aux confins du Ntotila, entre mythe, mémoire et histoire ; bakaa, Ed. Bajag-Méri, 2006.




Quel état pour l'Afrique, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Lettre d'un pygmée à un bantu, mise en scène en 1989 par Pierrette Dupoyet au Festival d'Avignon. IPN 1988, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Combat pour une renaissance de l'Afrique nègre, Parole de Vivant Ed. Espaces Culturels, Paris, 2002.




Le retour des ethnies. La violence identitaire. Imp. Multiprint, Abidjan, 1999.




L'ombre de la nuit et Lettre à ma grand-mère, nouvelles, ATIMCO Combourg, 1994.




La geste de Ngoma, Mbima, 1982.




Lettre à un étudiant africain, Mbonda, 1980.




Nouveaux poèmes rustiques, Saint-Paul, 1979.




Nocturne, poésie, Saint-Paul, 1977.




Mandouanes, poésie, Saint-Paul, 1976.




L'enfance de Mpassi, récit, Atimco, 1972.




Poèmes rustiques, Atimco, 1971.