vendredi 9 décembre 2011

Les grandes écoles ou le certificat d’intelligence d’une élite homogène

Mes flâneries dans les rues de Paris sont un moment favorable non seulement à la rêverie, mais aussi à la pensée. Différents sujets sur lesquels je n’ai pas le loisir de penser en d’autres circonstances se présentent et se proposent en cette occasion de causerie grave avec moi-même qu’on nomme aussi réflexion. Or depuis un moment déjà me taraudait une étrangeté bien française, son système de fabrication des élites. Ayant assez marché récemment, je suis parvenu à bâtir une réflexion sur ce sujet qui se montrait fugace.

A la différence d’autres pays où l’accès à l’élite, est la combinaison de différents facteurs, l’élite française se produit en série, selon des procédés identiques comme s’il s’agissait d’objets fabriqués en usine ; des produits dénués d’esprit donc. Il existe en effet une recette bien établie en France pour accéder aux niveaux supérieurs : les Grandes Ecoles. Réservées aux lauréats de concours très sélectifs eux-mêmes issus de classes préparatoires d’accès peu aisé, ces écoles, dont l’excellent enseignement qu’elles dispensent leur a gagné ce prestigieux label, sont en France le creuset unique et attitré des élites dirigeantes. La plupart des grands fonctionnaires et la majorité des dirigeants des grandes entreprises françaises sont issus de leurs rangs ; les universités, peu sélectives et ouvertes à tout le monde ont été mises hors jeu et offrent de faibles débouchés tant elles sont méprisées par les professionnels. Cette éducation supérieure à double vitesses exclue d’emblée une catégorie de la population – les classes ouvrières et les pauvres - d’un ascenseur social qui se veut républicain. En effet les grandes écoles coûtent cher et leur accès exige une culture générale qu’on acquiert difficilement dans les milieux défavorisés. Sur ce dernier point, si l’école veut réussir dans sa vocation d’ascenseur social, il faudrait dans ce cas qu’elle commence à jouer son rôle dès le début de la scolarité. C’est en effet dès le départ que la différenciation se fait. Elle ne fait que s’accentuer avec les années. Les épreuves d’entrée en hypocagne par exemple comportent une épreuve de latin ou de grec qu’on ne pratique guère sérieusement dans les ZEP[i].

Ne remettant pas en cause la qualité des savoirs dispensés dans les Grandes Ecoles, je ne comprends simplement pas cette obstination à confier les reines d’une nation à un groupuscule qui d’abord n’en représente pas l’essentiel, mais surtout qui donne l’impression d’un pays où l’intelligence est devenue une denrée si rare qu’elle s’est réfugiée dans quelques institutions diffusant un savoir d’excellence. Pourquoi laisser la conduite d’un pays à un groupe qui donne l’impression d’en faire l’otage de l’esprit de corps, des réseaux et surtout des schémas de pensée et d’action uniques qui font que la réflexion sur les grandes orientations de la société tournent sur elles-mêmes telles les habitudes de cette Afrique moquée par M. Sarkozy dans son discours fameux de Dakar. Une élite ayant tété à la même mamelle ne connait pas les clivages idéologiques accentués qui favorisent le dynamisme politique et social. C’est donc une élite monochrome qui partage les mêmes ambitions et méconnait les aspirations de la masse qu’elle n’a jamais côtoyée. C’est pourquoi elle est aujourd’hui si complaisante avec les puissants auprès desquels elle prend ses ordres et auxquels, pusillanime, elle ne sait pas s’opposer.

Depuis peu cependant, grâce à la poigne des politiques, un certain pourcentage d’étudiants boursiers (30%), entendez défavorisés, peuvent désormais intégrer ces écoles. Ils sont bien braves ces messieurs du gouvernement, mais la mesure est encore insuffisante ; elle ne règle pas le problème de l’homogénéité des élites. Ce qui serait souhaitable ce serait la diversification de ces dernières. Il ne faut pourtant pas être énarque pour se douter que mettre ensemble des élèves, qui en dépit de leur différences d’origines finiront par former un bloc homogène, pour leur inculquer les mêmes principes et les mêmes valeurs est une fausse bonne idée. La diversité ce n’est pas au niveau du recrutement qu’il faut l’introduire, il s’agit au contraire de diversifier les parcours qui mènent aux sommets. Qui a l’ambition de servir son pays et de le transformer durablement doit certes s’armer de savoir, mais d’un savoir non pas inculqué mais d’un savoir recherché et orienté par la foi en un idéal de société. Peu importe alors l’endroit où ce savoir a été acquis.

Il serait temps aujourd’hui d’arrêter cette connerie. Il y aurait si peu de personnes intelligentes dont le cœur bat pour la en France au point d’en jeter quelques uns dans des écoles où on l’apprentissage du devoir et du service est conditionné par la maitrise de certains savoirs ? Le royaume Franc de Charlemagne n’est pas, on le sait, la France moderne, mais l’exemple du fils de Berthe aux grands pieds, un Franc, un barbare qui à ce qu’on dit ne savait pas écrire montre que le talent et le sens politique sont les fruits d’une vision et d’un talent propres à une personne. Quoique peu lettré, Charlemagne initia une profonde réforme culturelle et intellectuelle dans son empire, la renaissance carolingienne. Preuve que la direction des affaires, si l’on considère les capitaines qui se sont distingués, ne relève pas des techniques apprises auprès des doctes en sciences politiques, historiques ou en encore en sciences pures, mais elle est question de sensibilité, de flair, de courage, d’audace et de talent, des choses qui sont plutôt du côté de l’être que de l’avoir.

Confond –ton intelligence et savoir ?la première est sans conteste une condition d’accès au second, mais il l’inverse reste à prouver. Pourtant, dès qu’une personne est issue d’une de ces écoles elle est directement drapée du manteau noble de l’intelligence. C’est cette intelligence décrétée avec tant de facilité, quoique à des personnes ayant du donner le meilleur d’elles-mêmes, qui me laisse perplexe. L’intelligence ne se décrète pas, mais se vit. Il s’agit d’une qualité qui se démontre, surtout quand il s’agit d’une intelligence qu’on mettra au service d’un pays d’une entreprise. L’intelligence, la vraie ne s’accommode pas de la pensée réchauffée, ni du conformisme intellectuel. Elle observe, se confronte au réel, innove et ne craint pas de ne pas être suivie. L’intelligence n’est pas un produit de consommation. Or peu de dirigeants en affaire et en politique se sont montrés créatif en France ces dernières années. Leur immobilisme n’a t-il pas permis de douter de l’originalité des grands de ce ce pays pourtant gorgé de talents. Quand on ne se gargarise pas de réussites éculées, on se jette dans l’imitation vulgaire. Aujourd’hui c’est l’Allemagne autrefois c’était les Etats Unis ; on y imitait même les erreurs. En quoi est-il intelligent que des personnes supposées sages ne parviennent pas à sortir de l’ornière dans laquelle tant de générations avant elles se sont coulées? en suivre les inclinations et les sinuosités sans chercher à en sortir, plus que la marque d’un esprit avisé est signe d’imbécilité.




Cunctator.



[i] Zone d’Education Prioritaire

7 commentaires:

Liss a dit…

Voici une belle réflexion résultant des "Rêveies du pomeneur solitaire" que tu es, Cunctator. C'est un vrai problème que tu soulèves, et la France le sait bien aussi, mais est-elle prête à changer ? Le souhaite-t-elle seulement ?

M. D. a dit…

La France a banni sa noblesse en 1789, mais s'en est reconstruite une au travers de cette élite qui maintient le système et élimine les intrus. Les histoires politiques de Bérégovoy et Tapie pou ne citer qu'eux en sont la preuve... Cet élitisme primaire décourage les talents, renforce le déterminisme et encourage les discriminations... Liberté, EGALITE, Fraternité... du vent...

Ikia Naboyimakambo a dit…

M.D.
Liberté égalité fraternité. C'est comme la femme ou l'homme idéal. Si on l'attend, on va mourir célibataire. Friday at 10:24am · LikeUnlike.

Ikia Naboyi Makambo a dit…

Ta réflexion est bonne. Mais elle montre une fois de plus que poser un diagnostic est plus facile qu'y apporter un remède. Il y a deux sujets dans ton article, si je l'ai bien compris. Il y a d'une part cette particularité bien français de Grandes Écoles (qui ne sont pas payantes pour la plupart comme tu le prétend) et la formation de cette nouvelle caste ou nouvelle monarchie qui trust tous les postes importants dans les entreprises publiques et privées d'autre part.

Pour ce qui du premier sujet, les choses sont plus compliquées. La France a, en effet, la particularité d'avoir un système d'enseignement bicéphale. Les Grandes Écoles, sélectives et très liées au monde de l'entreprise (stage, mais surtout parce que les postes importants sont occupés par les anciens de ses écoles qui lorsqu'il s'agit de recruter favorisent les élèves de leurs écoles, le réseau quoi) et l'université qui ne pratique pas de sélection et qui a un rapport à construire avec les entreprises (très peu de stage, et réseau pas aussi organisé que pour les écoles).

Il faut dire que les Grandes Écoles sont certes sélectives, mais elles ne sont absolument pas réservées aux jeunes de beaux quartiers. Ce qui excluent les jeunes des quartiers difficiles c'est d'une part leurs manque de connaissance du processus de recrutement (combien connaissent les classes prepa?) des Grandes Écoles et le fait qu'ils subissent la mauvaise réputation des lycées de banlieue.

Mais il n'y a pas que les classe prépa pour rentrer dans les GE. Il y a d'autres processus de recrutement. C'est vrai que si on veut rentrer à polytechnique, aux Mines de Paris ou Hec, science po... Vaut mieux s'y inscrire. Mais on peut avoir fait un cursus universitaire et intégré une de ses grandes écoles. Maintenant que veux tu? Qu'il n'y plus de sélection? Que les écoles de commerce deviennent toutes gratuites? Il y aura plus de jeune issu des ghetto? C'est vrai débat. On peut toutefois constater qu'il y a beaucoup d'enfant d'enseignant dans les GE. Les enseignants sont ils des gens favorisés? Il y a beaucoup plus d'étudiant d'origine maghrébine (qui viennent certes pour la plus part de l'étranger) que d'étudiants d'origine d'Afrique subsaharienne. À qui la faute? Pour le deuxième sujet, j'y répondrai un peu plus tard.

St-Ralph a dit…

Belle analyse, Cunctator. J'ai le même sentiment à l'égard des grandes écoles françaises. Leur caractère aristocratique se vérifie par le simple fait que tous ceux qui en sortent perdent tout leur lustre une fois qu'ils ont quitté la France. Aucun pays ne les débauche parce qu'aucun pays ne les considère plus utiles ou plus doués que ceux qui sortent des grandes universités.

Malgré quelques éléments vrais des propos de Ikia Naboyi, on peut se demander où se trouvent les grandes écoles. Quand il dit que ces écoles ne sont pas payantes, qu'ils s'informe auprès de ceux qui y ont envoyé leurs enfants pour savoir combien ils ont dû débourser tous les ans pour leur assurer la formation nécessaire. Déjà, quand vous habitez la province et qu'il faut assurer le logis à Paris ou à Lyon à votre enfant pendant plusieurs années, cela n'est pas à la portée de tous. Qu'il n'oublie pas que nombreuses sont les familles qui s'engagent dans un emprunt bancaire très lourd pour permettre à leur enfant de faire des études dans ces écoles.

Il est claire que faire des études par petits groupes donne tout de suite le sentiment d'être un élu. Ceux qui s'entassent dans les amphis n'ont jamais ce sentiment. Ces derniers ont plutôt le sentiment d'être à la soupe populaire et que c'est le plus têtu qui s'en sortira.

Une chose me rassure. si ces gens-là détiennent le pouvoir politique et financier, ils ne brillent guère sur le plan intellectuel. Dans le domaine des lettres par exemple, le peuple n'embrasse que celui qui lui ressemble. Et dans ce domaine, aristocrate ou pas, il faut montrer autre chose qu'une carte de visite estampillée "Grandes écoles".

Cunctator a dit…

St-Ralph, j'aime beaucoup ta réaction. Empreinte de hauteur sur la question. Hélas, nous ne sommes que trop nombreux à décrier ce système improductifqui enferme la France plus qu'elle ne l'épanouit. Tes étudiants des amphis qui me font penser à ces personnages de roman dont l'aveir n'est assuré que par leur courage et leur volonté, amassent non seulement un bagage intellectuel et technique, mais encore la nécessaire résilience et l'indispensable humilité qui seules élèvent et distinguent. Ce sont ceux que tu décris en disant "Il est clair que faire des études par petits groupes donne tout de suite le sentiment d'être un élu. Ceux qui s'entassent dans les amphis n'ont jamais ce sentiment. Ces derniers ont plutôt le sentiment d'être à la soupe populaire et que c'est le plus têtu qui s'en sortira."

Toujours heureux de voir ta trace en cet endroit.

Cunctator.

Cunctator a dit…

Liss, la France a intérêt à se pencher sur la formation qu'elle accorde à ceux qui en assureront le futur et qui en feront un pays qui mérite sa place parmi les puissants. enfermer ainsi la progression n'est pas très judicieux. Ca fait surtout mesquin et grégaire.

Par Dominique Ngoïe Ngalla et Philippe Cunctator qui nous livrent leurs réflexions sur le monde d'aujourd'hui : de l'Afrique clopinant sur le chemin de la modernité au reste du monde, de la complexité des enjeux politiques aux péripéties du fait religieux, nous découvrons sous la plume de Dominique l'âme du poète qui rêve d'un autre monde, mais n'oublie ni les brûlures de l'histoire ni la dure réalité du temps présent...

Quelques ouvrages de Dominique Ngoïe-Ngalla...





L'Evangile au coeur de l'Afrique des ethnies dans le temps court
; l'obstacle CU, Ed. Publibook, 2007 .




Route de nuit, roman. Ed. Publibook, 2006.




Aux confins du Ntotila, entre mythe, mémoire et histoire ; bakaa, Ed. Bajag-Méri, 2006.




Quel état pour l'Afrique, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Lettre d'un pygmée à un bantu, mise en scène en 1989 par Pierrette Dupoyet au Festival d'Avignon. IPN 1988, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Combat pour une renaissance de l'Afrique nègre, Parole de Vivant Ed. Espaces Culturels, Paris, 2002.




Le retour des ethnies. La violence identitaire. Imp. Multiprint, Abidjan, 1999.




L'ombre de la nuit et Lettre à ma grand-mère, nouvelles, ATIMCO Combourg, 1994.




La geste de Ngoma, Mbima, 1982.




Lettre à un étudiant africain, Mbonda, 1980.




Nouveaux poèmes rustiques, Saint-Paul, 1979.




Nocturne, poésie, Saint-Paul, 1977.




Mandouanes, poésie, Saint-Paul, 1976.




L'enfance de Mpassi, récit, Atimco, 1972.




Poèmes rustiques, Atimco, 1971.