samedi 24 décembre 2011

C'est quoi, au juste, qui retarde l'entrée de l'Afrique noire en modernité?

Les pyramides de l’Egypte sont, affirment des historiens, œuvre de Noirs africains. Il faut alors croire que des dieux jaloux de tant d’audace technologique ne le leur pardonnèrent pas, puisque ces mêmes Noirs africains ne surent plus rien faire par la suite, qui rappelât l’existence, en eux, de cette merveilleuse intelligence qui les avait conduits à de si étonnantes réalisations. Pour toujours, les pyramides d’Egypte porteront la marque d’un génie exceptionnel. A moins de penser qu’une mutation brusque (dans le mauvais sens de l’histoire) du groupe humain auquel appartiennent les Noirs, un matin renvoya les démiurges au néolithique où l’espèce humaine tout entière avait, tout de même, bien qu’ayant progressé, végété encore pendant des millénaires.

Le néolithique! Univers ténébreux, au propre et au figuré. Avec ses peurs et ses terribles angoisses. Une société fermée à l’espérance. Univers de la suspicion et du soupçon, il traque le talent, étouffe et musèle les libertés. Après leurs prouesses égyptiennes trois et quatre fois mémorables, les Noirs africains s’en retournèrent barboter dans les ténèbres du néolithique. Ignorants, sots et grossiers comme à l’origine du monde dont, les premiers pourtant de la race humaine à en croire les savants, ils émergèrent un soir ou un matin.Les y voilà à nouveau, ne sachant plus comment faire pour retrouver l’éclair de génie qu’ils eurent du temps où ils créèrent la gloire de l’Egypte. Mais, on peut douter que ce soient des Noirs de l’Afrique subsaharienne. Des historiens généreux, mais à l’évidence un peu pressés, ont depuis identifié les causes de notre immense infortune. Non sans raison, ils ne la font pas remonter, comme ces mauvais chrétiens blancs, à l’inconscience de notre ancêtre, Cham, coupable, dit-on, d’irrévérence envers son père et, à cause de son imprudence, frappé de malédiction. Ces mêmes chrétiens blancs, soutiennent que la malédiction de l’irrévérencieux ancêtre fut étendue à sa descendance tout entière!

Il s’était passé autre chose bien avantNos historiens, non à tort, classent ces allégations dans les délires de la fiction mythologique, à des fins de justification de conduites des Blancs humainement inacceptables envers les Noirs. Ils préfèrent voir dans l’étrange destin de l’Afrique noire, la conséquence funeste d’une série d’événements dramatiques qui, pendant de longues générations et des siècles, affligèrent le continent noir: l’horrible et effrayante traite des Noirs, et la colonisation qui en fut l’épilogue sanglant.Mais, sans sous-estimer l’ampleur et la profondeur de l’impact psychologique de ces deux faits de l’Histoire de l’Afrique sur les sociétés africaines, l’enquête poussée plus loin révèle qu’il s’était passé autre chose bien avant et dont, pour n’avoir pas fait beaucoup de bruit et traumatisé les consciences des populations affolées comme le firent la traite des Noirs et la colonisation, les conséquences sur le destin de l’Afrique n’allaient pas être moins lourdes.

Plus lourdes même, si on pense que la cause première de l’immobilisme de l’Afrique, la colonisation et la traite des Noirs qui sont sa conséquence lointaine, indirecte n’auraient probablement jamais eu lieu, sans ce funeste enclavement de l’Afrique. C’est de cela, en effet, qu’il s’agit. Une Afrique noire décloisonnée et en contact régulier avec le reste du monde aurait pu, peut-être bien, développer une autre Histoire; une Histoire moins sombre, aux horizons moins problématiques et chargés de plus d’espérance. Et pourtant, dans les mêmes situations d’isolement, quittes à se communiquer entre eux les connaissances de chacun, les Mayas, les Aztèques et les Incas, sans intervention extérieure, réussirent à bâtir une civilisation brillante, quoique assombrie par la pratique joyeuse des sacrifices humains à d’horribles et insatiables divinités. C’est donc qu’ici aussi comme dans d’autres grandes civilisations l’invention et l’usage de l’écriture furent décisifs.

L’écriture est inséparable des progrès de l’esprit humain. En immobilisant le langage articulé, fugitif par essence, l’écriture immobilise la pensée. Celle-ci devient ainsi, dans le temps et l’espace, disponible pour qui veut l’interroger. Le progrès scientifique repose sur le principe du retour critique, de la pensée sur elle-même. Sur l’éternel questionnement de l’acquis. Mais comment, si cet acquis n’est fixé, immobilisé dans ce support matériel qu’est l’écriture?L’écriture a, de la sorte, un versant subversif et révolutionnaire. Grâce à l’écriture, une trop forte érosion de la pensée désormais fixée, immobilisée, devient impossible. En écrivant, l’homme sauve la société de la stagnation et de la répétition stérile du même.Aujourd’hui, l’Occident en tête, toutes les régions de l’humanité en procès de développement rapide sont celles où l’écriture figure en bonne place dans le patrimoine culturel des populations. Or, sauf en sa corne où le contact avec l’Orient mésopotamien, et l’invention d’une écriture authentique propulse l’Ethiopie dans la modernité des civilisations méditerranéennes d’alors, coupée des grandes civilisations de l’époque et, plus grave, privée d’écriture, l’Afrique noire végéta, plongée dans les ténèbres des civilisations et des cultures éternellement balbutiantes.

L’esclavagisme arabe et la traite des Noirs, plus tard, la surprennent dans cet état et l’enfoncent encore plus dans les abîmes de la sous-humanité. La colonisation, trop cupide, en dépit de ses bonnes intensions, ne la relèvera pas. Mais, dans son acception actuelle, c’est quoi la modernité et à quels signes la reconnaître? A l’usage systématique de la raison critique qui, au fil des générations et des siècles, sculpte une tradition qui balise la marche des sociétés humaines à chaque pas libérées des peurs paralysantes. En Occident, la pratique se systématise avec les présocratiques (VIè - V siècles avant notre ère) Socrate par Platon et Aristote le disciple de Platon donnant naissance à la philosophie, forme de la culture qui fournit à l’esprit qui s’y adonne, les moyens d’une réflexion systématique sur tous les problèmes de son temps et de sa société. La réflexion philosophique devient, à partir des socratiques, et de Socrate lui-même, un levier du progrès de l’esprit et du développement. Parce qu’elle décloisonne la société, libère l’individu qui, de ce fait, devient un acteur actif du développement. Or, la philosophie ainsi définie est fille de l’irrévérence. Poussé par la soif de connaissance vraie, et conscient de sa dignité, l’homme désormais soumet toute chose à un questionnement systématique, n’épargnant pas même le sacré. Le bonheur du philosophe et de l’homme qui sait est dans la quête de la connaissance vraie: «Felix qui poduit rerum cognoscere causas!». Sur le plan de la pensée politique, de telles exigences de l’esprit humain débouchent sur la naissance de la démocratie. Il n’est, donc, pas étonnant que celle-ci soit née à Athènes, la capitale de la philosophie et de la pensée libérée.

L’immobilisme, la grande caractéristique des sociétés africainesA l’opposé de l’Occident intellectuellement décloisonné à force de raison critique et de pensée philosophique, impossible à imaginer, sans l’écriture, l’Afrique analphabète et cloisonnée ne peut faire une lecture rationnelle du monde et de l’univers. Elle se contente de connaissances approximatives et empiriques où le mythe le dispute à la fable et à la légende. Les conséquences sur l’évolution historique et sociale d’une telle posture de l’esprit sont terribles. On a, là, l’explication à l’immobilisme qui est la grande caractéristique des sociétés africaines paralysées par une sorte d’horreur de l’invention. Les esprits même les plus doués dont pourtant le talent ou le génie s’épanouiraient magnifiquement, placés en milieu favorable, paraissent frappés d’engourdissement. A l’écart des voies où souffle le vent et où brûle le feu purificateur de la raison critique et de la philosophie (qui n’est pas simple affirmation sur les choses, mais interrogation et examen systématiques du réel), en pleine époque de la modernité épanouie, l’Afrique noire est restée le continent des peurs absurdes et de la révérence obséquieuse à l’autorité d’une tradition qui ne véhicule pas toujours des valeurs sûres. Le continent de la révérence obséquieuse à des dirigeants de légitimité souvent douteuse, mal fondée, inaptes à gérer des sociétés modernes, mais qui se donnent cependant pour des traceurs des voies du futur! Opprimant les libertés maintenues dans la servitude par l’affaiblissement du pouvoir d’achat du petit peuple, reconduisant, de générations en générations, un système éducatif inventé par des colonisateurs racistes pour maintenir le Noir dans son statut de sous-homme au service de la race supérieure et blanche, voilà l’Afrique actuelle. Voraces et mesquins, bien des dirigeants africains sont, à la vérité, d’horribles éteignoirs.

Désavantagée par la difficulté de communiquer avec le reste du monde, surtout avec des voisins dont le dynamisme de la civilisation lui eût été d’un grand profit, il était difficile à l’Afrique subsaharienne de bâtir des sociétés et des civilisations inventives, aptes d’instincts, à saisir la moindre occasion pour répondre à l’aspiration à monter toujours plus haut, à aller toujours plus loin, qui est au fond de l’homme, de tout homme. Ce handicap historique continue de peser sur l’Afrique noire d’aujourd’hui retarde son entrée en modernité.

Dominique NGOIE-NGALLA

5 commentaires:

Liss a dit…

Les civilisations occidentales ont sans aucun doute tiré profit du fait d'avoir été en contact les unes avec les autres, favorisant ainsi les échanges, les Romains par exemple ne s'inspirèrent-ils pas abondamment des Etrusques ? On peut donc concevoir que l'enclavement de l'Afrique lui ait porté préjudice, mais préjudice par rapport à qui ? Le critère d'évaluation serait encore occidental, mais les peuples primitifs africains se sentaient-ils en manque de quelque chose ? Qu'est-ce qui permet de dire que leur civilisation n'était pas brillante ? Sans doute le manque de témoignages "écrits", mais le défaut d'écriture signifie-t-il civilisation ténébreuse ? Bref, vaste sujet !

Cunctator a dit…

Pour répondre à tes questions, Liss, il faudrait reposer le problème: le développement. Il est clair que l'Afrique est en mal de développement, il est encore vrai que l'historien recherche les causes de façon objective à la manière d'un enquêteur. Interroger les civilisations à la façon de l'anthropologue est un autre fait et Dominique tente d'y répondre ici:http://reflexions-actuelles-dnn.blogspot.com/2007/08/esprit-cartsien-et-sagesse-africaine.html

Vaste sujet, et je souhaiterais en discuter avec toi. Pour moi l'Africain a manqué d'audace.

Cunctator a dit…

Chère Liss, pour synthétiser les questions et répondre à tes interrogations pertinentes, je te soumets les extraits ci-après du texte dont je t'ai envoyé le lien:

"Achever le discours confus du monde en une parole précise, et j’ajouterai efficace. Vœu du philosophe qui résume la quête inlassable de l’occident, des présocratiques à René Descartes dont le discours fameux annonce et crée, enfin sorti du rêve des poètes, le bel aujourd’hui, la modernité efficace à laquelle notre monde saturé de matériel et plus que jamais assoiffé de mystère, ne reproche qu’une chose : d’avoir oublié que l’Homme ne vit pas que de pain. L’invasion de l’occident par le matériel compromet en effet gravement la modernité de la société contemporaine qui vire à l’utilitarisme prosaïque que justement rejette la sagesse africaine qui refuse de désacraliser le monde, le risque étant de tourner le dos au progrès dans sa version matérielle. Ainsi, esprit cartésien et sagesse africaine s’opposent sur le plan de leurs intentions. Et cette opposition se traduit par le développement contrasté des sociétés occidentales et des sociétés négro-africaines. Dans ce cas aucune de ces deux sociétés ne peut se prétendre véritablement développée. De la réconciliation de leurs deux visions du monde dépend peut-être bien l’avènement d’une authentique modernité : l’émergence d’une société de part en part traversée de rationalité certes, mais une rationalité qui n’expulse pas l’homme de lui-même, condamné en quelques sortes à vivre à la périphérie de lui-même, faute de vie intérieure."

D. Ngoïe-Ngalla, Esprit cartésien et sagesse africaine, Réflexions Actuelles, 15 août 2007,http://reflexions-actuelles-dnn.blogspot.com/2007/08/esprit-cartsien-et-sagesse-africaine.html

Liss a dit…

Merci pour le lien, Cunctator, je vais aller lire l'article, mais je réagis d'emblée puisque tu as la générosité de me servir un extrait, en soulignant en particulier ce passage :

"De la réconciliation de leurs deux visions du monde dépend peut-être bien l’avènement d’une authentique modernité : l’émergence d’une société de part en part traversée de rationalité certes, mais une rationalité qui n’expulse pas l’homme de lui-même, condamné en quelques sortes à vivre à la périphérie de lui-même, faute de vie intérieure"

Cet extrait me replonge directement dans la lecture dont je sors, je crois entendre Fanon !

Cunctator a dit…

Au sujet de Fanon (Les damnés de la terre), je compte en faire l'une de mes prochaines lectures. Le thème principal, le sort des colonisés et la nécessité d'accéder à la souverainté est d'actualité aussi bien dans mes propres réflexions que dans la réalité: l'impérialisme n'est pas mort et trop de peuples, même avancés, ne sont pas ou plus souverains. certains philosophes annonçaient une sorte de fin de l'histoire, estimant que les libertés n'étaient plus à conquérir, que les peuples n'ont plus de projet de s'affirmer en tant que peuple, donc que les projets révolutionnaires sont enterrés. J'ai une autyre façon d'envisager l'histoire.

Par Dominique Ngoïe Ngalla et Philippe Cunctator qui nous livrent leurs réflexions sur le monde d'aujourd'hui : de l'Afrique clopinant sur le chemin de la modernité au reste du monde, de la complexité des enjeux politiques aux péripéties du fait religieux, nous découvrons sous la plume de Dominique l'âme du poète qui rêve d'un autre monde, mais n'oublie ni les brûlures de l'histoire ni la dure réalité du temps présent...

Quelques ouvrages de Dominique Ngoïe-Ngalla...





L'Evangile au coeur de l'Afrique des ethnies dans le temps court
; l'obstacle CU, Ed. Publibook, 2007 .




Route de nuit, roman. Ed. Publibook, 2006.




Aux confins du Ntotila, entre mythe, mémoire et histoire ; bakaa, Ed. Bajag-Méri, 2006.




Quel état pour l'Afrique, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Lettre d'un pygmée à un bantu, mise en scène en 1989 par Pierrette Dupoyet au Festival d'Avignon. IPN 1988, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Combat pour une renaissance de l'Afrique nègre, Parole de Vivant Ed. Espaces Culturels, Paris, 2002.




Le retour des ethnies. La violence identitaire. Imp. Multiprint, Abidjan, 1999.




L'ombre de la nuit et Lettre à ma grand-mère, nouvelles, ATIMCO Combourg, 1994.




La geste de Ngoma, Mbima, 1982.




Lettre à un étudiant africain, Mbonda, 1980.




Nouveaux poèmes rustiques, Saint-Paul, 1979.




Nocturne, poésie, Saint-Paul, 1977.




Mandouanes, poésie, Saint-Paul, 1976.




L'enfance de Mpassi, récit, Atimco, 1972.




Poèmes rustiques, Atimco, 1971.