mardi 15 janvier 2013

Statut et rôle du philosophe dans la société (première partie)

En philosophie l’on peut historiquement distinguer deux principales attitudes du philosophe face au Pouvoir d’Etat pendant qu’il mène sa recherche de la Vérité et de la Justice : celle de Platon, qui pense que la recherche philosophique va de pair avec l’exigence éthique de l’amélioration de la gouvernance politique de la Cité, en vue de l’accomplissement de la Justice pour tous, et celle de Descartes, qui préfère éviter le heurt, pour s’occuper « sereinement » des méditations philosophiques, tout en signant un accord de non agression mutuelle avec le Pouvoir, avec une dose d’hypocrisie et de frilosité très prononcée, comme le montre le titre même du livre de Dufrenois Huguette : Le rationnel voilé. Ou comment vivre sans Descartes (Paris, L’Harmattan, 2010). Ainsi, de Platon sont nés les artistes de la pensée, dont les enquêtes sur le réel donnent du travail aux historiens et commentateurs, dérivés de Descartes.

 En tenant compte de la spécificité du cas congolo-africain, où la situation du contribuable qui finance la recherche laisse à désirer, il me semble que le philosophe doit s’impliquer, aux côtés des autres acteurs, pour contribuer à réduire les douleurs existentielles des populations, à partir des instruments qui sont à sa disposition, à savoir : l’analyse critique et prospective du séjour de l’Homme au Monde spatio-temporellement considéré. Je m’inscris dans la deuxième attitude. Pour cela, ici et ailleurs, le personnage de « philosophe » fait l’objet d’un double rejet de la part, d’un côté, de l’opinion publique, qui le traite de spéculateur, supposé incapable de contribuer à la recherche des solutions aux problèmes pratiques auxquels le citoyen est quotidiennement confronté, et de l’autre, il est rejeté, soupçonné dans et par les milieux politico-administratifs, qui l’accusent d’être dangereux, indiscret, prêt à dénoncer et porter sur la place publique ce qui se trame en officine contre l’intérêt général de la population. Dans la mesure où, même par bon sens, on ne peut cacher que ce qui est mauvais et nuisible à l’intérêt de tous, comme la culture du complot permanent et masqué contre les cadres qui osent exiger et défendre la Vérité ainsi que la Justice sur les questions d’intérêt général, comment comprendre ce double rejet, dont le philosophe est l’objet et la victime ? Quels en sont la portée et les limites axiologiques? Et, au-delà de cette réalité, quels devraient être le statut et le rôle du philosophe dans une société en construction « démocratisante » comme le Congo ?

Le présent article voudrait contribuer à dessiner la figure et la place de ce personnage inédit, qu’est le philosophe dans l’imaginaire congolais, qui n’en a pour idée que celle lointaine et abstraite apprise à l’Ecole (Lycée, Université), pour montrer que sa parole devrait être prospectivement plus pertinente, déterminante et percutante que celles des politiciens, ecclésiastes, journalistes et « Organisations non gouvernementales », toujours écoutées pendant les périodes de perturbation de l’intérêt général, mais dont « penser » n’est pas le métier premier, comme si les « intellectuels » en général, et le « philosophe », en particulier, avaient démissionné de leur vocation primitive, à condition que le « philosophe » se recentre sur sa raison sociale d’être : la conquête, la promotion et la défense de la vérité et de la Justice.

Ainsi, l’article prévient les Congolais de devoir désormais s’habituer à écouter et entendre l’autre parole, la parole du sempiternel chercheur de Vérité et de Justice, aussi longtemps que le pays, la seule chose que nous avons en partage, ne sera pas privatisé, avec la précision que la parole du philosophe est celle de « l’intellectuel face aux tribus », au sens où, dans « L’intellectuel face aux tribus » (Paris, CNRS Editions, 2008), Régis Debray appelle « tribus », tous ces lieux d’ancrage de l’intolérance, de l’intégrisme et de l’injustice, que sont les partis politiques, les religions, les communautés, dont la vision réductionniste du monde ramène toujours l’Universel « décloisonné » (Bowao Charles Zacharie, 2004) aux dimensions du particulier contextuel, et recommande à l’intellectuel de regarder ces « tribus » en face, pour mieux les dénonce).

Ceux qui soupçonnent le philosophe ont peut-être raison. En effet, embarqué dans les mêmes circonstances de la vie quotidienne que tous les autres mortels, il affiche, toutefois, un comportement particulier, caractérisé par une forte exigence de liberté, de vérité et de justice, liée à l’usage de la raison critique au service de la conquête du savoir sur les grandes questions qui préoccupent l’Humanité : D’où vient le monde ? Comment va le monde ? Que deviendrons-nous après la mort ? Ce questionnement suscité par l’étonnement, lui-même porté par la curiosité, vise la structuration des conditions du Bonheur de l’homme sur terre, entendu que les tentatives de réponse à ces questions déterminent le comportement de l’homme dans la société.

Le sort a voulu que le philosophe réfléchisse sur ces questions pendant que les autres hommes font la fête quotidiennement. Pour cela, et dans son rôle pédagogique de conscience pensante de l’Humanité et d’éveilleur de consciences endormies dans la jouissance des biens du monde, du Pouvoir et l’insouciance, il est obligé d’user de son courage légendaire, pour dénoncer et relever ce qui ne va pas, dans le seul but de pousser l’Humanité à devenir de plus en plus meilleure, par la perfectibilité, de façon toute désintéressée, mais à partir de sa posture d’a-politicité et d’apatride, étant le citoyen du Monde. Il regarde toutes les situations de façon critique. Sur le double plan technique et axiologique, le philosophe n’est plus l’intellectuel, dans la mesure il cherche les voies de la Vérité et de la Justice pour soi et pour tous, pendant que l’intellectuel cherche à influencer l’opinion par sa notoriété intéressée, comme le relève Régis Debray : « L’intellectuel descend du prêtre, non du moine. Il a pour raison d’être, ou rôle principal, d’agir sur l’opinion de son temps. C’est ce projet d’influence qui distingue, en rigueur, l’intellectuel du philosophe (celui qui cherche à se gouverner lui-même par la raison) et du savant (celui qui cherche la vérité dans les choses)… L’influence se mesure au prorata de la notoriété, laquelle dépend du degré de présence de chacun sur l’écran ». Comme on le voit, « la notoriété » et « l’influence » font la force de l’intellectuel dans l’opinion, tandis que celle du philosophe repose sur la puissance de son discours (qui s’altérerait, s’il adhère à un parti politique), et qui est : vrai, franc, poli, logique, bien formulé et pertinent, caractéristiques sur lesquelles, un philosophe ne devrait pas être pris en flagrant délit d’indélicatesse.

Payé pour penser, le philosophe soumet toujours les modalités du vivre-ensemble à une critique permanente visant l’identification des failles du dispositif de gouvernance, pour inciter les décideurs à mieux gouverner, dans la mesure où ils en ont les moyens techniques, ou à passer démocratiquement le témoin, si ces moyens viennent à manquer, parce que la forme républicaine actuelle de l’Etat est le résultat de sa réflexion et de ses sacrifices historiaux. Sa critique demeure légitimée tant et aussi longtemps que la République reste la chose de tous les citoyens et n’est pas encore privatisée. Ceux qui en ont périodiquement la charge, suivant les termes du contrat démocratique, doivent faire la preuve de compétence technique et de moralité, pour répartir équitablement le revenu national, défendre et promouvoir l’intérêt général, sans confondre le bien commun avec le bien privé et en contenant « la pulsion toujours renaissante du pouvoir politique à dire la vérité au lieu de se borner à exercer la justice, ce qui est la suprême ascèse du pouvoir », comme le relève Paul Ricœur.  Pour jouer un tel rôle, le philosophe n’est pas accroché à une nationalité, mais se soucie de l’Humanité, dont il est le fonctionnaire a-patride, en étant critique, libre d’esprit, a-politique (en dehors des partis politiques, ces lieux d’intolérance et d’injustice, mais tout en participant au Service public, par obligation éthique du règlement de sa dette du sens vis-à-vis de la société qui l’a fabriqué et élevé.
Par rapport à ces vertus épistémo-éthiques attendues du « philosophe », on peut être malheureux de constater qu’au Congo, celui-ci reste muet, quand politiques, ecclésiastes, journalistes, et autres acteurs sociaux, braillent de façon intéressée lors que le vivre-ensemble est menacé. Ce silence du « philosophe congolais » peut s’expliquer par les faits suivants : 1. les potentiels se sont vite convertis en militants politiciens, que la raison critique a désertés ; 2. les professeurs de philosophie (qui passent leur temps à répéter ce que les anciens ont pensé en rapport avec les problèmes de leur époque, sans se donner la peine utile d’accomplir le même geste à leur tour) encombrent la place que devaient occuper les philosophes authentiques ; 3. ayant séjourné  dans les partis politiques, où ils complotent contre la raison et l’intérêt général, ils ne peuvent plus prendre le risque de parler en public ; 4. ayant mal géré la chose publique quand ils en ont eu l’occasion, ils ne peuvent plus donner des leçons ; 5. comme tous les mortels, ils contribuent à attiser silencieusement le tribalisme ; 6. la peur de dormir affamé les pousse à se taire, à se ranger et à négocier à genou, pour préserver les postes ou la possibilité d’y accéder, en considérant que s’ils dorment affamés un jour, ils se réveilleraient morts le lendemain, moins précieux que l’instant présent.
A cause de cette absence, l’espace public congolais est envahi par le bruit des personnes dont penser n’est pas le métier premier, montées sur l’estrade en réalité pour éviter de dormir affamés, et qui sont incurablement en rupture consacrée d’avec la Vérité et la Justice : politiciens, ecclésiastes masqués, journalistes indélicats, ONGs.  Ainsi, un « philosophe » égaré dans un parti politique a renoncé à la pensée critique, au désir de Vérité et de Justice, et peut devenir un réel danger pour l’intérêt général, dans la mesure son témoignage ne sera plus objectif et crédible, sentant le complot.
 A cause de cela, il est urgent que le philosophe naisse au Congo et monte sur les tonneaux de la Cité, pour défendre l’intérêt général, au nom de la Vérité et de la Justice seules, sachant qu’elles sont inassignables.  La parole du philosophe sur l’espace public national est vivement attendue, pour  surmonter triplement la trahison de Descartes (vu que les Congolais se comportent comme si la raison naturelle et la raison méthodique n’habitaient pas en eux), de Platon (qui aura passé son temps à conseiller en vain le Roi Denis, son cousin, Prince de l’époque grecque, ce dont il est résulté que, par leur nature, les politiques n’écoutent pas les sachants, pour le regretter à leur départ chaotique des affaires publiques) et de Marx (qui aura vécu pauvre et en exil, afin que les travailleurs du Monde aient les droits sur lesquels ils permettent aux gouvernants de revenir aujourd’hui). Dans le cadre d’un processus de développement démocratisant, comme celui que suit le Congo actuellement, de tout temps, et ailleurs comme ici, être philosophe n’est pas un statut social, mais une fonction critique à exercer sur la marche générale du Monde, au moyen de la témérité interrogative, mais en étant a-politique, apatride, chercheur réel de Vérité, défenseur de la Justice  et promoteur de l’intérêt général.
 Dans le pays, ce statut n’est assumé par personne, le pays étant infesté de trop de « fonctionnaires » de la Philosophie convertis trop tôt en militants politiques et qui craignent la sanction de leur hiérarchie, malgré toutes les garanties de droit à la critique, à la désobéissance et à la révolte que leur donnent aussi bien la Constitution du 20 janvier 2002 (article 19) que le décret n°2003-327 du 19 décembre 2003 portant code de conduite des agents publics (article 7).

Didier Ngalebaye, Docteur en Philosophie.

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Par Dominique Ngoïe Ngalla et Philippe Cunctator qui nous livrent leurs réflexions sur le monde d'aujourd'hui : de l'Afrique clopinant sur le chemin de la modernité au reste du monde, de la complexité des enjeux politiques aux péripéties du fait religieux, nous découvrons sous la plume de Dominique l'âme du poète qui rêve d'un autre monde, mais n'oublie ni les brûlures de l'histoire ni la dure réalité du temps présent...

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L'Evangile au coeur de l'Afrique des ethnies dans le temps court
; l'obstacle CU, Ed. Publibook, 2007 .




Route de nuit, roman. Ed. Publibook, 2006.




Aux confins du Ntotila, entre mythe, mémoire et histoire ; bakaa, Ed. Bajag-Méri, 2006.




Quel état pour l'Afrique, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Lettre d'un pygmée à un bantu, mise en scène en 1989 par Pierrette Dupoyet au Festival d'Avignon. IPN 1988, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Combat pour une renaissance de l'Afrique nègre, Parole de Vivant Ed. Espaces Culturels, Paris, 2002.




Le retour des ethnies. La violence identitaire. Imp. Multiprint, Abidjan, 1999.




L'ombre de la nuit et Lettre à ma grand-mère, nouvelles, ATIMCO Combourg, 1994.




La geste de Ngoma, Mbima, 1982.




Lettre à un étudiant africain, Mbonda, 1980.




Nouveaux poèmes rustiques, Saint-Paul, 1979.




Nocturne, poésie, Saint-Paul, 1977.




Mandouanes, poésie, Saint-Paul, 1976.




L'enfance de Mpassi, récit, Atimco, 1972.




Poèmes rustiques, Atimco, 1971.