jeudi 27 janvier 2011

Révolution tunisienne, quels enseignements en tirer

La Boëtie avait raison de s'étonner de l'attitude de peuples entiers des bourgs, et des villages, des millions de personnes acceptant de subir le joug d'un seul dont la force ne tient qu'à leur obéissance et à leur passivité devant la méchanceté d'un seul. « Quel est ce vice, ce vice horrible, de voir un nombre infini d'hommes non seulement obéir, mais servir, non pas être gouvernés, mais être tyrannisés, n'ayant ni bien ni parents, ni enfants, leur vie qui soient à eux? De les voir souffrir les rapines, les paillardises, les cruautés, non d'une armée, non d'un camp barbare contre lesquels chacun devrait défendre son sang et sa vie, mais d'un seul! Non d'un hercule ou d'un Samson, mais d'un hommelet souvent le plus lâche, le plus efféminé de la nation, qui n'a jamais flairé la poudre des batailles ni guère foulé le sable des tournois, qui n'est pas seulement inapte à commander aux hommes, mais encore à satisfaire la moindre femmelette! » écrivait-il dans son célèbre Discours de la servitude volontaire, révolté et incitant à la révolte contre toute forme d'oppression. Cette injonction à la révolte et à la subversion n'est sans doute pas tombée dans l'oreille d'un sourd quand il s'agit du peuple tunisien et, bien entendu ,de plusieurs autres peuples avant lui (Anglais, Américains, Français, Russes et certains décolonisés entre autres).

Un principe de stratégie militaire recommande de ne jamais pousser un ennemi dans ses retranchements, le désespoir et le fait de n'avoir plus rien à perdre le feraient se bagarrer avec une ardeur redoublée, capable d'amocher sérieusement l'armée ennemie qui l'accule. Il faut donc toujours lui laisser un moyen soit de se rendre soit de fuir. Si cela est surtout une réalité de la guerre classique, ça n'en n'est pas moins une de la gestion de toute structure sociale à plus forte raison d'un État. Oppressée, affamée confrontée à un rude chômage la privant de tout avenir viable, la jeunesse tunisienne telle cet ennemi acculé s'est retournée contre ses poursuivants pour mener le combat héroïque qui, on l'a vu, a eu raison du puissant dictateur Ben Ali.

Ce changement en Tunisie - peu de gens s'attendaient à le voir arriver de cette façon, surtout pas du fait d'une jeunesse dont les revendications n'ont été considérées que du point de vue matériel. Il montre que l'aspiration a la liberté et à la souveraineté du peuple, donc à la démocratie n'appartient pas seulement aux peuples situés sous certaines latitudes et serait négligée par d'autres. Il n'y a pas en ce monde de culture imperméable « aux valeurs universelles qui ne sont un luxe réservé aux Occidentaux » (Laurent Joffrin, éditorial de "Libération" du 17 janvier 2011). Les autres n'ont qu'à se débrouiller avec des régimes déshumanisants pourtant décriés et honnis par les peuples auxquels ils ont en principe le devoir d'apporter toujours mieux, ce n'est pas bien grave; ne sont-ils pas un peu moins lotis en humanité? Pour des questions de stabilité les éclaireurs de conscience, les vieilles démocraties occidentales avaient pensé que les régimes autoritaires arabes garantissaient la stabilité dans leurs pays que lorgnent l'islamisme et l'obscurantisme. Une bonne raison pour s'en accommoder, je n'en doute pas. Mais en Tunisie après une brutalité policière de trop ayant poussé un jeune à s'immoler par le feu, le peuple avait décidé que ça se passerait autrement. Il fit entendre sa voix, bravant une répression violente et meurtrière. En bonne amie des dictatures et du statut quo politique, le pays du comte de Montmorency, de La Fayette et du duc de La Rochefoucauld d'Anville, illustres soldats Français de la guerre d'indépendance américaine, proposa d'envoyer non pas une équipe capable de faire entendre l'opportunité d'une amélioration du régime à l'ami Ben Ali, mais plutôt des experts ès maintien de l'ordre. Encore heureux que cette idée géniale ne soit demeurée qu'une idée, quelle honte autrement!

En occident on argue du refus de toute ingérence dans les affaires d'un État souverain pour expliquer la passivité des démocraties occidentales pourtant connues pour leur ambition d'installer partout un régime qui convient le mieux à l'universalité de la condition humaine assoiffée de dignité et de liberté. Il s'agit plutôt d'un refus de froisser un régime ami que d'une prudence face à l'ingérence qui, on le sait, est à géométrie variable. On la pratique volontiers en faisant foin des principes de souveraineté internationale. On s'y donne allègrement en Côte d'Ivoire, en Iran (réélection douteuse de M. Ahmadinejad), mais pas en Tunisie, pas au Burkina, pas dans l'injustice israëlo-palestinienne, pas au Congo-Brazzaville, pas au Gabon. La « révolution orange » d'Ukraine a pourtant bénéficié d'un massif soutien américain et de la sympathie des autres gouvernements occidentaux. L'amitié intérêssée qui les lient aux tenants de certains régimes dont l'injustice et la corruption ne sont ignorés de personne, sert de caution à des pratiques que ces grands démocrates combattent ailleurs avec acharnement. Si l'intérêt est universel, la démocratie et les droits de l'homme ne le sont pas, l'attitude de leurs plus grands promoteurs mais piètres défenseurs ne le prouve que trop. Drôle de doctrine pour des pays dont le respect des principes républicains et citoyens voulus exportables et transposables à toute l'humanité, placés au sommet de la hiérarchie des lois dans leurs pays, ne se limite qu'à leurs citoyens propres et à quelques élus par delà leurs frontières.

Les tunisiens ne sont sans doute pas les seuls à vouloir mettre en pratique les recommandations d'Étienne de La Boëtie, quoique avec des chances de succès différentes, d'autres leur ont emboité le pas. Mais je doute que les choses soient transposables dans notre pays le Congo où, dans des proportions bien plus effrayantes qu'en Tunisie, la faim, l'inexistence de perspectives, les conditions de vie misérables sont devenues les seuls amies des populations. Le cloisonnement ethnique si fort dans notre pays, divisant les congolais en deux grandes entités ayant chacune ses satellites, constitue un frein non négligeable à toute action populaire. On est d'abord de telle ou telle ethnie, de tel ou tel coin avant d'être congolais. La logique imbécile de l'ethnie rallie des populations qui souffrent au même titre que celles à qui leurs différences les opposent à un pouvoir qui pourtant fait le même sort à tous les congolais sans considération de l'appartenance des uns ou des autres à l'ethnie de l'homme fort. Une partie de la population se soulèverait, et pour peu que les leaders de la contestation soient en majorité d'un bord, les autres, sans penser aux raisons d'une action à laquelle ils auraient pourtant intérêt à participer se sentiraient peu ou pas concernés en raison de la division ethnique que des souffrances communes n'arrivent pas à enrayer. Pour le moment, ça passera avec de la pédagogie et un peu d'intelligence, ce peuple, entité se considérant hétérogène et divisée en intérêts contradictoires est incapable d'efficacité quant la mise en place d'une dynamique de changement qui exige d'avancer en rangs serrés.


Cunctator.

7 commentaires:

Cunctator a dit…

N'entendez pas dans ma conclusion une diatribe contre les ethnies, mais plutot ma critique s'adresse à tous ceux qui profitent des logiques d'enfermement que se proposent les ethnies. Leur grande audience devrait plutôt leur servir à diffuser le fait le congo sera meilleur une fois ses fils unis.

Cunctator

Obambé a dit…

J’aime, j’apprécie ce texte qui sort un de l’ordinaire, par rapport à ce qui est écrit ça et là sur la « Révolution du Jasmin ». Il y a plein de choses à dire et à redire là-dessus, mais le 1e sentiment que je tiens à exprimer ici, c’est un sentiment de dépit pour Zine el-Abidine Ben Ali.
Je me souviens de l’irrupton de cet homme d’appareil, venu tout droit de la sécurité tunisienne, qui avait opéré un coup d’Etat chirurgical, mettant au frais le vieillard Habib Bourguiba qui depuis 1969 environ se savait malade (au niveau du cerveau), mais ne voulait pas entendre parler de départ. Comment partir de son vivant quand on se dit Combattant suprême, d’ailleurs ? C’est antinomique et c’est comme cela que l’on se retrouve enfermé dans ses propres certitudes contre vents et marées.
Je parlais d’un sentiment de dépit vis-à-vis de Ben Ali car, peu importe ce que l’on pense de lui (je n’ai pas tout aimé chez lui, je ne rejette pas tout non plus), je ne comprends pas sa fuite. Pour moi, cela est synonyme de lâcheté. Il n’y a pas d’autres mots. Ils sont légion, ces Hommes qui des années durant disent incarner l’Etat et, le jour où un feu intérieur couve, ils prennent leurs jambes à leur cou et s’envolent vers des contrées très lointaines. Faut-il rappeler que sous les bombardements de la Panzerdivision, la mère de l’actuelle reine d’Angleterre resta dans son palais ? Pas étonnant que l’Angleterre ait aimé cette femme jusqu’à sa mort. Faut-il rappeler à Ben Ali que le président Laurent Koudou Gbagbo, lors du coup d’Etat de septembre 2002, bien qu’en voyage en Italie décida de rentrer affronter la réalité sur place ? Nous avons eu des rois et des reines en Afrique qui se sont battus courageusement face à l’ennemi alors que leurs palais était assiégé : le Mani Congo Antono Ie l’a fait, il y a des siècles de cela, face à l’envahisseur portugais.

@ suivre. O.G.

Obambé a dit…

J’aime, j’apprécie ce texte qui sort un de l’ordinaire, par rapport à ce qui est écrit ça et là sur la « Révolution du Jasmin ». Il y a plein de choses à dire et à redire là-dessus, mais le 1e sentiment que je tiens à exprimer ici, c’est un sentiment de dépit pour Zine el-Abidine Ben Ali.
Je me souviens de l’irrupton de cet homme d’appareil, venu tout droit de la sécurité tunisienne, qui avait opéré un coup d’Etat chirurgical, mettant au frais le vieillard Habib Bourguiba qui depuis 1969 environ se savait malade (au niveau du cerveau), mais ne voulait pas entendre parler de départ. Comment partir de son vivant quand on se dit Combattant suprême, d’ailleurs ? C’est antinomique et c’est comme cela que l’on se retrouve enfermé dans ses propres certitudes contre vents et marées.
Je parlais d’un sentiment de dépit vis-à-vis de Ben Ali car, peu importe ce que l’on pense de lui (je n’ai pas tout aimé chez lui, je ne rejette pas tout non plus), je ne comprends pas sa fuite. Pour moi, cela est synonyme de lâcheté. Il n’y a pas d’autres mots. Ils sont légion, ces Hommes qui des années durant disent incarner l’Etat et, le jour où un feu intérieur couve, ils prennent leurs jambes à leur cou et s’envolent vers des contrées très lointaines. Faut-il rappeler que sous les bombardements de la Panzerdivision, la mère de l’actuelle reine d’Angleterre resta dans son palais ? Pas étonnant que l’Angleterre ait aimé cette femme jusqu’à sa mort. Faut-il rappeler à Ben Ali que le président Laurent Koudou Gbagbo, lors du coup d’Etat de septembre 2002, bien qu’en voyage en Italie décida de rentrer affronter la réalité sur place ? Nous avons eu des rois et des reines en Afrique qui se sont battus courageusement face à l’ennemi alors que leurs palais était assiégé : le Mani Congo Antono Ie l’a fait, il y a des siècles de cela, face à l’envahisseur portugais.

@ suivre. O.G.

Cunctator a dit…

Ok, ok, c'est vrai que la "fuite" de Zine-Abidine Ben Ali, général formé à St-Cyr m'a beaucoup surpris. cependant pour moi c'est sans regret que j'ai accueilli la nouvelle de sa fuite. le peuple tunisien a bien mérité son trophée. De quel droit une personne fût elle l'homme fort du pays peut-elle se targuer d'incarner une institution, une abstraction qui doit demeurer telle afin que ses principes de fonctionnements soient opposables à tous. Non, loin de la Ben Ali n'a pas été lâche, il a plutôt été sage, on ne résiste pas à beaucoup plus fort que soit ce n'est plus du courage, mais plutôt de la témérité...

Obambé a dit…

Bonjour frangin,

Le dépit que je ressens vis-à-vis de ce fuyard ne tient pas compte de tout ce qu’il a fait (surtout en mal), mais du fait justement de ce courage qui manque à certains Hommes pour affronter le peuple. Si par contre c’est la foule qui est en face de lui, mais qu’il assume. Quand on a été chef d’Etat d’un régime très policier, je suppose que certaines vies ont du passer de vie à trépas. Si la foule doit le lyncher, qu’il se fasse alors lyncher. C’était la meilleure des sorties qu’il aurait pu s’offrir. Les Hommes de pouvoir devraient rester dignes face à l’adversité. C’est trop facile de tirer ou de faire tirer sur les foules et de se barrer quand le feu est aux portes du palais.
Quand je dis qu’il incarne l’Etat, c’est au sens juridique, pour les institutions. Il est clair que pour moi, comme on disait à la Voix de la Révolution congolaise L’Etat e zali ngaï, l’Etat e zali yo !. Nous sommes tous l’Etat, et nul n’est censé être au-dessus de ce dernier, à quelques exceptions près car il y a toujours (ou souvent, ou encore de temps en temps) des exceptions pour venir confirmer la règle. La plupart du temps, tu en conviendras, les décisions qu’un président de la République prend engagent l’Etat : plans d’investissements ; accords avec des puissances étrangères etc. C’est en ce sens là aussi que je dis que le président incarne l’Etat.
@ suivre, O.G.

Cunctator a dit…

Tout à fait d'accord avec toi, vieux. Mais si tu lis La Boëtie, il reconnait que ces tyrans sont souvents des poltrons et leur manque de courage s'avère souvent lorsque le peuple décide d'en découdre. En vérité tout pouvoir est fondé sur le peuple. Lénine, cité par L. Joffrin dans son édito du 1/02/2011 disait"quand ceux d’en bas ne veulent plus et que ceux d’en haut ne peuvent plus, la révolution triomphe." Dans ce cas, je te rejoins quand tu affirme que "les Hommes de pouvoir devraient rester dignes face à l’adversité. C’est trop facile de tirer ou de faire tirer sur les foules et de se barrer quand le feu est aux portes du palais."

Obambé a dit…

Bien entendu, je suis sûr la même ligne que La Boëtie. Mais comme tu sais que les commentaires sont limités sur ce genre d’espaces, je ne voulais pas m’étendre en disant les mêmes choses que lui. Je ne cesse de suivre des « débats » des experts et autres consultants français s’étendre là-dessus. Ils sont majoritaires pour dire que, grosso modo, en terre d’islam, la démocratie ne peut passer. Il y aurait, d’après eux, une sorte de FireWall (pour parler comme les informaticiens). Je cite souvent 2 pays qui, depuis au moins 10 ans ont mis les pieds, les mains et le reste du corps dans la démocratie : l’Indonésie (premier pays musulman au monde) et la Turquie. Et, en termes d’industrialisation, ces pays ne cessent de monter en puissance, surtout la Turquie.
Par contre, je suis moins optimiste pour la suite immédiate, concernant la Tunisie. Pour que des signaux plus forts soient donnés aux Tunisiens, il eut fallu que Mohammed Ghanouchi quitte lui aussi le bateau. On ne peut pas avoir été 10 ans de suite PM d’un système aussi répressif et dire les âneries qu’il a sorties entre temps. Ce n’est pas crédible. Je peux me tromper.

@+, O.G.

Par Dominique Ngoïe Ngalla et Philippe Cunctator qui nous livrent leurs réflexions sur le monde d'aujourd'hui : de l'Afrique clopinant sur le chemin de la modernité au reste du monde, de la complexité des enjeux politiques aux péripéties du fait religieux, nous découvrons sous la plume de Dominique l'âme du poète qui rêve d'un autre monde, mais n'oublie ni les brûlures de l'histoire ni la dure réalité du temps présent...

Quelques ouvrages de Dominique Ngoïe-Ngalla...





L'Evangile au coeur de l'Afrique des ethnies dans le temps court
; l'obstacle CU, Ed. Publibook, 2007 .




Route de nuit, roman. Ed. Publibook, 2006.




Aux confins du Ntotila, entre mythe, mémoire et histoire ; bakaa, Ed. Bajag-Méri, 2006.




Quel état pour l'Afrique, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Lettre d'un pygmée à un bantu, mise en scène en 1989 par Pierrette Dupoyet au Festival d'Avignon. IPN 1988, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Combat pour une renaissance de l'Afrique nègre, Parole de Vivant Ed. Espaces Culturels, Paris, 2002.




Le retour des ethnies. La violence identitaire. Imp. Multiprint, Abidjan, 1999.




L'ombre de la nuit et Lettre à ma grand-mère, nouvelles, ATIMCO Combourg, 1994.




La geste de Ngoma, Mbima, 1982.




Lettre à un étudiant africain, Mbonda, 1980.




Nouveaux poèmes rustiques, Saint-Paul, 1979.




Nocturne, poésie, Saint-Paul, 1977.




Mandouanes, poésie, Saint-Paul, 1976.




L'enfance de Mpassi, récit, Atimco, 1972.




Poèmes rustiques, Atimco, 1971.