lundi 20 avril 2009

De l'ennui et des loisirs dans la société hypermoderne

La recherche du bonheur est désormais, plus qu’autre chose, ce qui motive une bonne partie de l’humanité, sinon sa majorité. Fussent-ils riches, dotés de prestiges et de fortunes diverses ou disposant du nécessaire pour vivre une vie bonne et décente, nos contemporains semblent marqués par une insatisfaction permanente qui ne leur laisse apprécier les choses que de façon éphémère, toujours en quête de mieux. L’observation du monde dans lequel nous vivons laisse apparaître une humanité en souffrance, comme perdue, dépourvue de tout sens d’enracinement. Dépaysés, étrangers à l’immuable et universelle nature humaine, trop vite nous avons cru en l’utopie selon laquelle le matériel et l’utile tous azimuts pouvaient nous procurer satisfaction et repos.
La modernité a certes réalisé des prouesses en dotant l’homme de bien de choses utiles à son quotidien, mais elle a cependant contribué, en l’entourant de choses inutiles, à rendre compte de sa vacuité interne.
Cette vacuité exacerbée par le monde hypermoderne c’est l’ennui, sensation pathologique de vide que la société de loisir, malgré les efforts effrénés à produire spectacles, gadgets, et occupations de tous genres, n’arrive pas à dompter, puisque ce mal continue de frapper. Elle n’a pas eu tort de recourir au divertissement, si nous reconnaissons comme Pascal que « Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant. » Le problème n’est donc pas celui du divertissement, mais plutôt celui d’une façon de se divertir avilisante, aggravant le problème qu’elle est sensé régler.

Il y a en effet de nos jours tellement façons de nous occuper qu’on ne devrait plus trouver à s’ennuyer : dans le train on s’occupe de la façon qu’on peut, certains regardent un film ou jouent à un jeu sur leur ordinateur portable, d’autres ont un baladeur aux oreilles. L’omniprésent téléphone portable est lui aussi devenu un outil de loisir, gaspiller des heures en bavardages inutiles est une forme d’occupation. La télévision envahissante, sans cesse en marche, même quand on ne la regarde pas, nous occupe avec ses programmes dont la majorité donnent l’impression que nous autres téléspectateurs sommes des demeurés. Comment sinon consacrer plus de trois quarts d’heure de son temps libre à regarder ces choses mièvres et insipides qu’on nous propose pendant les créneaux de grande audience ?
Si malgré toute cette batterie d’objets destinés à nous divertir nous arrivons encore à éprouver de l’ennui c’est que les moyens par lesquels nous essayons d’y échapper ne sont pas ou sont peu appropriés.

L’ennui vient certainement de la perte de sens. Lorsque plus rien autour de nous n’a de signification et que nous sommes seuls, confrontés à nous-mêmes ou au peu d’activités qu’offrent les endroits peu fréquentés, nous nous entons désemparés, abandonnés. Les quêteurs de sens rares mêmes chez les politiques, qui aujourd’hui ne voient en la politique qu’un avatar de loisir à offrir aux populations qu’ils tentent de séduire, eux pourtant que la compréhension des humains et la réflexion sur leurs problèmes devraient transformer en indicateurs de repères, ne sont à rechercher que chez ces fous - puisqu’ils ne voient pas ce que voit tout le monde- que sont les artistes, les philosophes et autres rêveurs dotés d’une compréhension innée sinon intuitive de l’humanité. Le rejet de nos capacités à réfléchir et raisonner (au sens de logein) provoque le sentiment de l’ennui permanent qu’on ne peut fuir qu’en étant exclusivement tourné vers l’extérieur, le mouvement et le bruit. Le calme, le vide et tout ce qui met face à soi même sont à bannir. On a peur du vide et de la solitude car nous ignorons comment les apprivoiser et en faire des alliés.

Le loisir moderne, dans ses traits principaux, à la différence de l’entendement qu’en avaient les Anciens, selon lesquels l’homme devait rechercher des moments à consacrer à la contemplation, la réflexion et la méditation, tend plutôt à une aseptisation, une crétinisation de l’homme. Dans l’Antiquité gréco-romaine le loisir était source de liberté, il permettait de se consacrer à ce qui était alors considéré comme des activités d’hommes libres. « L’homme grec libre, nous dit Bernard Lebleu, aspire avant tout à l’immortalité, à l’œuvre qui survit à l’usage qui en est fait. » Cette forme de loisir favorisait l’éclosion de l’homme connaissant sa véritable mesure. Cet homme descendant de Prométhée rivalisant avec les dieux ou cet homme fils de Dieu, créé à son image, doté de sagesse, capable d’amour et à son tour créateur d’un monde durable et porteur de sens.

De toutes les manifestations de l’humain, la culture est de loin la plus capable d’élever ; elle nous met en contact avec des siècles de civilisation et nous permet de sentir cette marque universelle de l’humanité, à comprendre et traduire le quotidien. Elle est en cela porteuse de sens ; ce sens qui nous fait tant défaut aujourd’hui. Bien assimilée la culture est une école de la vie ; elle se tient constamment à nos côtés prête à répondre à toutes nos sollicitations pourvues qu’elles concernent les choses des hommes. Engoncé dans la société de consommation, l’homme moderne n’a rien d’autre à se proposer que des ersatz de culture, une culture qu’on tient à édulcorer et à transformer en objet de divertissement. Une culture fantaisiste et sottement bouffonne.
Pratiquée de cette manière la culture ne saurait plus former les hommes à leurs devoirs et à leur condition, faite de forces et de faiblesses, de rêves et de passions, de vices et de vertus, de grandeur et de mesquinerie.

La société actuelle a pour modèle de consommation les classe moyennes, elles mêmes composées de diverses strates. Il y a une volonté à peine voilée d’écarter tout ce qui se réfère à « l’élite » pour proposer une culture au rabais. Le but étant de toucher le plus grand monde, pensant que les hommes sont d’éternels enfants qu’il faut sans cesse amuser avec maints jouets et hochets. On offre à l’adulte la culture du gadget, des objets sans réelle valeur ni signification, qui ne servent qu’à occuper l’esprit sans jamais l’enrichir.
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Aujourd’hui tout porte à montrer que l’homme a perdu le sens de lui-même, nous sommes devenus des êtres banals, adonnés aux nouvelles divinités qui nous font vivre dans l’espérance, non pas d’une vie éternelle meilleure, mais à vrai dire, la promesse des nouveaux dieux que sont les jeux vidéos, la télévision les baladeurs numériques et tout autre machin transportable partout, est un homme dépourvu de toute aptitude à se penser et à penser correctement son monde. Le vide que fait sentir l’ennui au lieu d’être comblé par la compagnie de nos semblables, dont la conversation quelque soit son degré, pour peu qu’elle soit bien réglée, est source de satisfaction et d’enrichissement, est comblé par des objets qui nous enferment, qui nous attachent, à tel point qu’il n’est pas exagéré de voir là une sorte de relation de maître à esclave. Une sorte d’addiction à tout ce que la société du loisir produit révèle la perte des capacités à se divertir soi même. Prenons exemple sur les hommes des sociétés précédentes, les hommes des sociétés pré-industrielles, que faisaient-ils pour se divertir ?

Mais comment ne pas sentir un vide dans un monde voué à la vélocité, tout change de façon tellement rapide, où celui qui ne se donne pas le temps de s’arrêter pour converser avec soi même, pour écouter chanter les oiseaux, regarder couler les rivières et les changements de la végétation au gré des saisons ; un monde où celui qui ne prend pas le temps de regarder la vie et tout ce dont elle est faite souffrira atrocement de l’ennui. Le monde d’une telle personne est fait d’un moi mal nourri, d’un moi fermé à soi et au dehors. A quoi s’attacher ? L’abandon de tout ce qui faisait la marque de l’homme, la mise au rebut de toutes les beautés d’antan est érigé en norme. L’ancien n’a plus droit de cité. Seul demeure le neuf lui même continuellement remplacé.

Conséquence d’un individualisme mal compris et mal exploité, tourné en subjectivisme, nous avons affaire à un individu coupé de ses attaches fondamentales, donc sujet au vide qu’il a lui-même contribué à créer. Le monde n’a plus de sens pour lui, étant donné que les éléments nécessaires à sa compréhension sont rejetés. Foin de la foi porteuse d’espérances, plus de famille pour nous offrir le doux réconfort que donne la compagnie de proches, arrière l’autorité fixant limites interdits et normes. Fini les temps de sédimentation et de cristallisation, fondateurs de cultures et d’attaches. Charles Taylor avait bien raison d’affirmer qu’ « un subjectivisme total et parfaitement conséquent tend vers le vide. »

Cependant cette valorisation de la subjectivité a de paradoxal le fait de ne pas épanouir cette subjectivité dans ce qu’elle a de plus profond de sorte à créer des individus pouvant enrichir les autres de leurs trésors intérieurs. Le moi n’est plus apprivoisé, familiarisé. Le renard dans « Le petit Prince » dit au prince qu’il fallait qu’il l’apprivoisât pour devenir son ami ; que les hommes ne savaient plus apprivoiser ni rendre proche de soi ; ils n’ont plus d’amis, même pas eux mêmes qu’ils connaissent si mal.
Redécouvrir les choses simples et belles qui nous entourent implique que nous changions nos modes de communications et aussi que nous changions notre regard sur notre environnement. Nous saurons alors que la réflexion du monde extérieur sur notre esprit est d’abord source d’interrogation ou d’admiration, réactions possibles que si nous écoutons notre moi sur qui ces impressions sont plus fortes. Ainsi s’engagera un dialogue entre nous et notre esprit que d’aucuns appellent conversation avec moi-même, conversation source de pensée, conseillère des émotions elles mêmes nées des réactions de notre moi au monde. De ce dialogue naissent les opinions et réflexions. Goûte un bonheur exquis qui sait discuter avec lui-même, une telle personne est difficilement seule ; elle se contente de riens fussent-ils silences, solitude.

Nos nouveaux maîtres ou dieux, au lieu de nous révéler à nous même de sorte à ce que notre personnalité propre s’affirme, font de nous des êtres interchangeables, des êtres standardisés, d’où la difficulté de réellement échanger. Que donner, que recevoir quand nos références et nos façons de sentir tendent à être uniformisées. C’est le totalitarisme de la société de consommation, qui, avançant sous couvert de démocratie libérale, a réussi à nous atteindre tout en nous faisant croire en une pseudo liberté. Totalitarisme dangereux car édulcorant la pensée, la contemplation et le moi. Ici on préfère s’adonner à la fantaisie, au culturel régi par l’hédonisme. Les choses graves et sérieuses sont à rejeter. Le bonheur de masse se veut refus de la solennité et de tout ce qui interroge la condition humaine tragique.

Philippe Ngalla-Ngoïe.

2 commentaires:

Obambé a dit…

Bonjour P.N.N.,

Gravité et drôlerie: voilà ce que m'inspirent la lecture de ce texte. Je ne suis pas loin de penser plein de choses comme toi en le lisant, mais, car il y a un "mais" tout de même, toi et moi pouvons en effet trouver certains programmes de TV mièvres, insipides, inutiles, le français moyen, le téléspectateur lambda trouve en la TV le moyen de se défouler, après soit de dures journées de travail (pour ceux qui ont un boulot) ou une dure journée ... d'ennui! Mais là où je suis totalement en phase avec toi, cher P.N.N, avec tout ce dont on dispose aujourd'hui, on ne devrait pas avoir le droit de s'ennuyer. Ce serait même passible d'une Cour de justice, si je puis me permettre.

Obambé

PNN a dit…

Merci yarga pour ton commentaire, je suis resté sur ma faim depuis notre seule et unique rencontre. C'était avec ton jeune frère, mon ami. Vivement la prochaine fois, vieux. Na poni yo. Bimissa livre

Par Dominique Ngoïe Ngalla et Philippe Cunctator qui nous livrent leurs réflexions sur le monde d'aujourd'hui : de l'Afrique clopinant sur le chemin de la modernité au reste du monde, de la complexité des enjeux politiques aux péripéties du fait religieux, nous découvrons sous la plume de Dominique l'âme du poète qui rêve d'un autre monde, mais n'oublie ni les brûlures de l'histoire ni la dure réalité du temps présent...

Quelques ouvrages de Dominique Ngoïe-Ngalla...





L'Evangile au coeur de l'Afrique des ethnies dans le temps court
; l'obstacle CU, Ed. Publibook, 2007 .




Route de nuit, roman. Ed. Publibook, 2006.




Aux confins du Ntotila, entre mythe, mémoire et histoire ; bakaa, Ed. Bajag-Méri, 2006.




Quel état pour l'Afrique, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Lettre d'un pygmée à un bantu, mise en scène en 1989 par Pierrette Dupoyet au Festival d'Avignon. IPN 1988, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Combat pour une renaissance de l'Afrique nègre, Parole de Vivant Ed. Espaces Culturels, Paris, 2002.




Le retour des ethnies. La violence identitaire. Imp. Multiprint, Abidjan, 1999.




L'ombre de la nuit et Lettre à ma grand-mère, nouvelles, ATIMCO Combourg, 1994.




La geste de Ngoma, Mbima, 1982.




Lettre à un étudiant africain, Mbonda, 1980.




Nouveaux poèmes rustiques, Saint-Paul, 1979.




Nocturne, poésie, Saint-Paul, 1977.




Mandouanes, poésie, Saint-Paul, 1976.




L'enfance de Mpassi, récit, Atimco, 1972.




Poèmes rustiques, Atimco, 1971.