mercredi 15 août 2007

Esprit cartésien et sagesse africaine

Achever le discours confus du monde en une parole précise, et j’ajouterai efficace. Vœu du philosophe qui résume la quête inlassable de l’occident, des présocratiques à René Descartes dont le discours fameux annonce et crée, enfin sorti du rêve des poètes, le bel aujourd’hui, la modernité efficace à laquelle notre monde saturé de matériel et plus que jamais assoiffé de mystère, ne reproche qu’une chose : d’avoir oublié que l’Homme ne vit pas que de pain. L’invasion de l’occident par le matériel compromet en effet gravement la modernité de la société contemporaine qui vire à l’utilitarisme prosaïque que justement rejette la sagesse africaine qui refuse de désacraliser le monde, le risque étant de tourner le dos au progrès dans sa version matérielle. Ainsi, esprit cartésien et sagesse africaine s’opposent sur le plan de leurs intentions. Et cette opposition se traduit par le développement contrasté des sociétés occidentales et des sociétés négro-africaines. Dans ce cas aucune de ces deux sociétés ne peut se prétendre véritablement développée. De la réconciliation de leurs deux visions du monde dépend peut-être bien l’avènement d’une authentique modernité : l’émergence d’une société de part en part traversée de rationalité certes, mais une rationalité qui n’expulse pas l’homme de lui-même, condamné en quelques sortes à vivre à la périphérie de lui-même, faute de vie intérieure. Lorsqu’il affirme que par la science l’homme doit devenir maître et possesseur de la nature, Descartes croyant soucieux du mystère du monde ne réduit pas cette possession et cette maîtrise à la seule nature matérielle. Il pense bien évidemment aussi à la dimension spirituelle de l’homme qui fait partie, c’est vrai, de la nature. Ce que la sagesse africaine avait bien vu, elle qui est, (c’est à la fois sa force et sa faiblesse) essentiellement prudence dans la conduite de l’homme au jour le jour et modération dans les désirs, effort pour se conformer à l’ordre de la nature. De sorte que le projet cartésien et la sagesse africaine qui sont tous les deux inscrits dans le même mouvement de l’esprit humain, qui par vocation désire savoir, ne diffèrent en fait que par leur localisation, l’objet visé et les procédures d’approche de cet objet. On eut dit une question de choix fait en fonction des cultures et des idéologies qui les sous-tendent, et dont les profiles portent trace de l’histoire de chacune d’elles ; les uns optant pour la conquête sous toutes ses formes, les autres évitant les risques physiques et spirituels d’un tel choix et peu avides des biens de ce monde, se contentant de peu. De ce choix, résulteraient entre l’occident et l’Afrique cette différence de regard sur le réel, cette différence d’attitude et de comportement devant la vie.Mais revenons à Descartes. Descartes représente dans l’histoire de l’humanité le point de rupture du cheminement de la pensée occidentale, le moment où s’achève l’ancienne, la pensée sauvage, poétique, et où commence la modernité. Le temps du distinguo, de la séparation des savoirs et des spécialisations ; le temps de la clarté de l’esprit dans son cheminement. Dans l’ancienne l’Afrique se reconnait. Elle est sagesse au premier degré où élan spéculatif et esprit critique s’imbriquent pour déterminer un art de vivre sous la haute vigilance de la raison. En occident, l’effort pour séparer science, religion et littérature (poésie) commence aux présocratiques et se poursuit jusqu’à Descartes. Il revint à Descartes d’y mettre de l’ordre. S’il eut quelque injustice chez Boileau à saluer en l’œuvre dès la naissance essoufflée de Malherbe, le tournant décisif de la littérature française, en revanche l’avènement de Descartes en philosophie fut bien plus significative, une véritable révolution. Et si aujourd’hui nous sommes dans le domaine de la pensée peu sensibles à cette rupture de ton et au changement de regard lié aux prises de positions de Descartes, c’est parce qu’une telle démarche de l’esprit fait depuis partie de notre culture, une habitude. Prenons le Discours de la méthode et un instant arrêtons nous sur les phrases qui allaient bouleverser la vision du monde de l’occident et jeter les bases de la modernité : « au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j’aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer. Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle, c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ceux qui se présenteraient si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de les mettre en doute. Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les bien résoudre. Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés, et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point les uns des autres. Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales que je fusse assuré de ne rien omettre ». C’est de cette terrible ascèse des facultés de l’esprit qu’allaient sortir la science moderne dont nous savons les pouvoirs étendus. Toute la modernité de la société occidentale en sa foi en l’Homme et en sa jeunesse joyeuse se trouve enfermée dans ces quatre préceptes de Descartes. Ajoutons-y le célèbre «je pense donc je suis» qui place le je, l’Homme conscient en posture de responsabilité devant l’univers, et nous tenons les fondements philosophiques qui ont rendu possible le formidable progrès de l’occident et son optimisme conquérant. Le vœu de Descartes qui rêvait d’une philosophie pratique grâce à laquelle l’homme se rendrait maître et possesseur de la nature était comblé. Et c’est là, plus haute sagesse puisque pensée spéculative et action s’accompagnent pour servir au mieux l’homme.C’est peut-être le moment de proposer une définition de la sagesse pour savoir à quel étage de la sagesse est logée la pensée africaine. Pour savoir aussi jusqu’où elle est parente de la sagesse occidentale qui a rang de philosophie, et savoir où elle s’en sépare. Lorsque nous parlons de sagesse nous devons tout de suite abandonner l’idée colportée par le langage quotidien pour qui la sagesse est une certaine prudence terre-à-terre. Il est clair que nous sommes loin de la sagesse dont la philosophie est en quête. Celle-là ne peut engendrer le progrès. Celle qui est ensemble de recettes jamais revisitées. Et c’est le drame de l’Afrique. Sa sagesse est si loin de la philosophie que peu lui chaut d’aller à la quête de la sagesse au sens où l’entendaient les Grecs, pour qui elle est la totalité du savoir à la quête duquel est partie la philosophie de Descartes. La philosophie c’est-à-dire la forme de culture qui s’assigne pour objectif de réfléchir de façon systématique sur l’ensemble des problèmes théoriques et pratiques qui se posent à une société à un moment donné de son histoire.Les cultures qui ont opté pour la sagesse à l’africaine, par sagesse ennemies des excès, ont peur de penser en dehors des recettes éculées, elles travaillent sans cesse au respect de l’ordre naturel des choses dont elles ont garde de s’éloigner. Prométhée paraît n’avoir jamais séjourné chez elles. Ici le savoir empirique et approximatif a établi son règne. Mais que vaut un patrimoine culturel dont l’esprit n’exige aucune justification et ne conteste tel ou tel détail ? C’est alors que, plutôt qu’humus nourricier, la coutume et la tradition deviennent des impedimenta, des charges et des obstacles à la croissance et au progrès. Pour n’avoir pas pu ou voulu séparer science, religion et littérature, pour avoir voulu rester une pensée syncrétique, la sagesse africaine n’a jamais pu s’élever au dessus d’une simple réglementation artisanale de l’action humaine, se contentant d’être au mieux un art de vivre inspiré de coutumes nées au hasard des circonstances et conservées par habitude. C’en est tout le contraire de l’esprit cartésien, qui accepte volontiers de se remettre en question et de réviser ses procédures de connaissances ; en même temps qu’il les propose à toute conscience libre et responsable. Générosité donc de l’esprit cartésien apparu en violent contraste avec la sagesse africaine qui limite son savoir à une petite élite tristement égoïste (les sorciers et autres initiés). Et je ne pense pas que ce soit par crainte que « distribuées sans discernement aux masses et exploitées aveuglément par elles, les plus belles découvertes se montrent plus nuisibles qu’utiles ». En fait c’est parce que savoir c’est pouvoir « et plus essentiel le savoir, plus grand et par conséquent plus redoutable le pouvoir ». Mais il faut le savoir, le salut sera collectif ou il ne sera pas

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Réflexion lumineuse et capitale pour notre avenir à tous.Merci.

Anonyme a dit…

hé hé. Pas de gagnant entre esprit cartésien et sagesse africaine, mais seulement des buts opposés.
Je félicite D. Ngoie-Ngalla qui bien qu'étant profondément africain, nhésite pas à regarder l'Afrique d'un oeil dépassionné afin de pouvoir diagnostiquer ce qui ne va pas.Son style classique est entrainant, l'utilisation de l'épithète chez lui rend son texte vivant. le ton presque toujours railleur rend attachant cet homme humble, il rit de ses malheurs (ceux de l'Afrique et de ses enfants sont les siens). C'est preuve de courage car, l'homme comme il l'a si bien dit dans sa conférence sur l'inculturation des évangiles dans les ethnies africaines, qui s'est ensuite étendue sur le nécessaire décloisonnement de l'ethnie,l'homme est atteint d'un chauvisme tellement enraciné qu'en le croirait naturel, qui le fait considérer les productions de sa culture, de sa société comme les meilleures qui puissent exister (la France,qui pourtant accuse d'un retard dans plusieurs domaines sur les USA, ne cesse de revendiquer une certaine puissance. est ce peut-être là la source de cet anti-américanisme latent)."les productions des autres jusqu'à leurs manifestations culturelles (langues, rites, symboles)ne sont que des brimborions; les meilleurs c'est nous!".Ainsi parlent les nations.

Dominique Ngoie-Ngalla l'africain décloisonne sa pensée,il reconnait en l'autre le mérite quand cela lui semble être tel sans toutefois se priver de louer ce qu'il y'a de bien en lui (l'Afrique). En ce sens Dominique Ngoie-Ngalla est à la quête d'un équilibre.
La pensée africaine n'est pas faible, ses projets sont autres, et en cela elle est grande.

Anonyme a dit…

Oui, probablement il est donc

Par Dominique Ngoïe Ngalla et Philippe Cunctator qui nous livrent leurs réflexions sur le monde d'aujourd'hui : de l'Afrique clopinant sur le chemin de la modernité au reste du monde, de la complexité des enjeux politiques aux péripéties du fait religieux, nous découvrons sous la plume de Dominique l'âme du poète qui rêve d'un autre monde, mais n'oublie ni les brûlures de l'histoire ni la dure réalité du temps présent...

Quelques ouvrages de Dominique Ngoïe-Ngalla...





L'Evangile au coeur de l'Afrique des ethnies dans le temps court
; l'obstacle CU, Ed. Publibook, 2007 .




Route de nuit, roman. Ed. Publibook, 2006.




Aux confins du Ntotila, entre mythe, mémoire et histoire ; bakaa, Ed. Bajag-Méri, 2006.




Quel état pour l'Afrique, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Lettre d'un pygmée à un bantu, mise en scène en 1989 par Pierrette Dupoyet au Festival d'Avignon. IPN 1988, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Combat pour une renaissance de l'Afrique nègre, Parole de Vivant Ed. Espaces Culturels, Paris, 2002.




Le retour des ethnies. La violence identitaire. Imp. Multiprint, Abidjan, 1999.




L'ombre de la nuit et Lettre à ma grand-mère, nouvelles, ATIMCO Combourg, 1994.




La geste de Ngoma, Mbima, 1982.




Lettre à un étudiant africain, Mbonda, 1980.




Nouveaux poèmes rustiques, Saint-Paul, 1979.




Nocturne, poésie, Saint-Paul, 1977.




Mandouanes, poésie, Saint-Paul, 1976.




L'enfance de Mpassi, récit, Atimco, 1972.




Poèmes rustiques, Atimco, 1971.