mercredi 17 février 2010

Yebela vision ou l'art de la prudence

Me sentant proche de toute personne goutant à la dérision et au relâchement de soi, non pas qu’elle soit peu consciente du caractère grave de l’existence, mais sachant simplement, par moments, s’accorder des instants de folie, chaque fois que mes occupations m’en donnent le loisir, je n’hésite pas à regarder des vidéos d’artistes de la RDC soient-ils acteurs ou chanteurs, sûr de passer un moment de fou rire à les écouter s’exprimer sur tel ou tel sujet. Un je ne sais quoi fait que ces gens d’en face, comme on dit au Congo-Brazzaville, sont naturellement comiques. Sans forcer, en racontant une anecdote par exemple, ils impriment un ton loufoque aux situations qu’ils décrivent. Comédiens nés, ils donneront à leurs voix les inflexions nécessaires pour marquer l’emphase ou pour imiter la joie, la colère, la tristesse. On entendra ainsi des onomatopées adaptées aux situations décrites. Leurs visages, ne demeurant pas en reste, au moyen de moues, de froncement de sourcils, d’écarquillement d'yeux et autres expressions, contribuent eux- aussi à rendre plus vivant le discours.

Dès que je peux donc, je n’hésite pas à me dérider par les tours d’esprit des ces frères dont on a l’impression que leur univers, pourtant loin d’être drôle, est fait de burlesque et de bouffonnerie. Quoique d’un pays malheureux entre tous, ces artistes sachant rire de leurs misères révèlent là une âme d’ une grande humanité, se moquant du caractère guindé et pâle des sachants, bourgeois et autres oiseaux de la même espèce dont la sagesse, bien souvent feinte, s’arrête à leur attitude calme et faussement réservée. Le monde les eût manqué, il n’en serait que plus triste, le mien du moins. Comme Erasme en son temps, je fais moi aussi, à travers tous ces artistes que beaucoup dédaignent, un « éloge de la folie. »

Il y a quelques années je découvrais une interview du chanteur Marie Paul de Wenge El Paris dans laquelle il annonçait, il me semble, la sortie de son album «Yebela vision ». Plus qu’une simple présentation d’album Marie Paul explique ce qu’il entend par « Yebela vision !», qui au sens figuré signifie en Lingala soit prudent. On pourrait également le traduire par observe et regarde plus loin que le bout de ton nez. Un autre principe de prudence et de perspicacité issu du monde de la musique est à trouver dans la phrase « benda bilili », nom d’un groupe de musiciens congolais démocratiques atteints de poliomyélite faisant ce qu’on peut considérer comme de la musique congolaise alternative. Les propos que tient Marie-Paul, relatifs au monde de la musique certes, ne manqueront pas pour autant d’être appliqués au reste de la vie. Regarder cette vidéo où l’on voit un Marie Paul farfelu, parler d’une façon très drôle, n’a pas manqué de m’interpeler par la justesse de ses conseils sur la prudence. Depuis j’ai adopté « Yebela vision » comme principe d’action. Ceux-là qui me connaissent bien m’entendent souvent le répéter à tel point que certains d’entre eux l’ont eux aussi adopté.

Vertu cardinale pour les philosophes de l’Antiquité avec le courage, la tempérance et la justice, la prudence, d’après eux, est l’art de combiner les vertus nécessaires pour accomplir l’action bonne. Discrète, elle laissera s’émerger les autres vertus qu’elle sollicite et ne laissera pas de trace. C’est pourquoi on voit la trace de telle ou telle vertu après l’action, mais jamais la prudence elle-même. Pour ce qui nous concerne Marie Paul et moi, les philosophes voudront bien nous en excuser, nous leur laisseront le soin d’évoquer en quoi la prudence est une vertu, la lecture de l’Ethique à Nicomaque(Aristote), de quelques stoïciens et de certains Pères de l’Eglise y aidera.

Hormis les considérations éthiques, la prudence est surtout l’aptitude à combiner les ressources et aptitudes nécessaires à une action bénéfique. Accommodation de l’environnement lointain et immédiat à notre personnalité en vue de l’action, la prudence requiert un grand sens de l’observation et une capacité à composer avec son environnement en fonction de ses forces et faiblesses. Une bonne connaissance du monde et une capacité à tirer un enseignement de nos expériences bonnes ou mauvaises sont de bons moyens soit de prévoir l’action, soit d’articuler les éléments nécessaires pour ne pas pâtir d’une situation qui nous prend de court. Convoquant nécessairement la raison et ayant en vue le seul bien de la personne qui en fait usage, elle est une façon de ployer les forces au gré de nos intérêts. Pour les personnes lucides quant à leurs intérêts, elle se montrera cynique et plus forte que les sentiments qu’elle mettra en veilleuse. Un amoureux, par exemple, oubliera son amour si par perspicacité il décèle tourments et souffrances qu’il ne souhaite pas endurer. Attitude que certains jugent déplorable, je dirais simple prudence.

Elle concerne l’ensemble des situations auxquelles l’on est susceptible d’être voué. Au politique elle conseillera le bon agir au gré des enjeux et des intérêts, au faible et au courtisant la flatterie des grands et des puissants en vue d’obtenir faveurs et protection ; aux séducteurs elle fournira les moyens d’emballer toujours le cœur de leurs belles. La prudence pourra ainsi être la principale qualité d’un voleur, d’un escroc, d’un politique corrompu et insensible aux souffrances des siens, bref, de toute personne commettant des actes moralement répréhensibles. Elle permettra de voler sans jamais se faire prendre, de recevoir en toute discrétion des pots de vins, à entretenir une liaison avec la femme du voisin ou d’un ami. Elle permettra surtout de démasquer tous les voleurs, infidèles et imposteurs. Il suffit simplement de Yebela vision.

La personne prudente a tendance à développer une forte connaissance de soi. En cela la prudence est un moyen d’atteindre au bonheur pour ceux qui l’entendent comme harmonie entre le moi et l’environnement, une capacité à exister réellement. Se connaissant une telle personne s’attèlera à agir conformément à ce qu’elle est, et éviter de copier niaisement même ce qui ne lui correspond pas : « mutu na mutu na makambo na ye » dit Marie-Paul, entendez chaque personne agit en fonction de ce qu’il est et de ses objectifs. Dans ce sens il ajoute « ko nyata essika ba nyataka te soki te malendakura », ne suis pas n’importe quel chemin au risque d’avoir des surprises désagréables.

Ainsi, dans notre post modernité tendant à effacer toute subjectivité pour jeter plus facilement les hommes, en principe pensants et dotés de volonté, tels des automates, dans la consommation de masse, l’homme prudent sera mené par ses gouts et intérêts propres, tel Ulysse capable de résister aux chants de la sirène.


Cuntator

Par Dominique Ngoïe Ngalla et Philippe Cunctator qui nous livrent leurs réflexions sur le monde d'aujourd'hui : de l'Afrique clopinant sur le chemin de la modernité au reste du monde, de la complexité des enjeux politiques aux péripéties du fait religieux, nous découvrons sous la plume de Dominique l'âme du poète qui rêve d'un autre monde, mais n'oublie ni les brûlures de l'histoire ni la dure réalité du temps présent...

Quelques ouvrages de Dominique Ngoïe-Ngalla...





L'Evangile au coeur de l'Afrique des ethnies dans le temps court
; l'obstacle CU, Ed. Publibook, 2007 .




Route de nuit, roman. Ed. Publibook, 2006.




Aux confins du Ntotila, entre mythe, mémoire et histoire ; bakaa, Ed. Bajag-Méri, 2006.




Quel état pour l'Afrique, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Lettre d'un pygmée à un bantu, mise en scène en 1989 par Pierrette Dupoyet au Festival d'Avignon. IPN 1988, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Combat pour une renaissance de l'Afrique nègre, Parole de Vivant Ed. Espaces Culturels, Paris, 2002.




Le retour des ethnies. La violence identitaire. Imp. Multiprint, Abidjan, 1999.




L'ombre de la nuit et Lettre à ma grand-mère, nouvelles, ATIMCO Combourg, 1994.




La geste de Ngoma, Mbima, 1982.




Lettre à un étudiant africain, Mbonda, 1980.




Nouveaux poèmes rustiques, Saint-Paul, 1979.




Nocturne, poésie, Saint-Paul, 1977.




Mandouanes, poésie, Saint-Paul, 1976.




L'enfance de Mpassi, récit, Atimco, 1972.




Poèmes rustiques, Atimco, 1971.