Aucune organisation sociale ne prospère si son
mode de fonctionnement ne lui permet d’être viable, d’exister sur le temps long
ou de s’adapter. Pour ce faire elle choisit un mode d’organisation lui
permettant d’atteindre ses objectifs primordiaux. Dans ce cas elle est dite
efficace .Valable pour la famille, la plus petite des structures sociales,
ça l’est aussi pour l’entreprise et pour l’Etat, la plus grande. Si les
objectifs de l’entreprise sont de gagner des parts de marché et de s’assurer
des profits, ceux de l’Etat, à travers les fonctions régaliennes classiques
consistent en la sauvegarde de la souveraineté nationale, la sécurité des
citoyens et le maintien de l’ordre public, la protection des droits et libertés
fondamentaux (la justice) et d’assurer et de garantir l’accès équitable aux
services indispensables à la vie sociale.
Or l’Etat n’existe qu’à travers ses
institutions et son administration. Ce sont elles qui le font vivre et exécutent
ses missions. Ainsi des institutions et une administration en bon ordre de
marche, seront la marque d’Etats solides, performants. Les autres, dont
l’action est rendue inefficace par la coalition de facteurs que l’Afrique
conjugue brillamment, n’assureront pas ou n’assureront qu’avec difficulté la mission
de l’Etat. Ce type d’Etats constituent les Etats faibles. Lorsque cette
incapacité atteint un degré élevé il n’est pas exagéré de parler d’absence
d’Etat.
Lorsqu’il s’agit de l’Afrique, quelques entités
politiques sont d’emblée identifiées comme des Etats fragiles de par la précarité
des institutions et la quasi inexistence des administrations. Mais, une
considération rigoureuse du concept d’Etat et la mise de côté de la
complaisance théorique et pratique qui accorde ce statut à des institutions et
des administrations brouillonnes, révèle que bien d’entités politiques ne se
qualifient que formellement au titre d’Etat ; matériellement loin du compte.
Semblant tenir, appuyés sur des structures clairement identifiables, quoique
branlantes, la catastrophe est moins évidente. En effet, qui ne les observerait
que superficiellement pourrait facilement dire « ça va !». Des
institutions, des administrations, des hommes à la manœuvre. Jusque-là tout va
bien. Mais là encore, Prenez garde ! Ce beau paysage n’est qu’attirail de
prince revêtu par un gueux. Un cache misère ! Malgré qu’ils disposent en
leur faveur des conditions pour faire fonctionner correctement un Etat, les
pays frappés par ce désordre souffrent du retrait de l’Etat, et partant, de l’abandon
de ses missions traditionnelles, qu’essaient de remplir tant bien que mal les
ONG ou les acteurs privés qui se substituent à lui. La Défense Nationale; la
santé, l’éducation, le transport sont en ruines ; les politiques orientant
les grandes actions de l’Etat quand elles existent vont rarement au-delà du
lancement des projets concernés, de sorte que faute de telles politiques
l’énergie, l’agriculture, les télécommunications, les moyens de communications
quand ils existent sont médiocres.
Datant des après-indépendances, quand elles
ne sont pas le fait d’une indigence en terme de ressources financières, ces difficultés
résultent soit de l’incompétence des élites Africaines à entrer en modernité, incapables
d’orienter l’action de l’Etat selon les nécessités de l’époque, soit d’une
conception bien étrange de celui-ci, en s’en arrogeant les moyens au mépris de
l’intérêt général, que ce dernier a vocation à promouvoir et à garantir. La
première option semble difficilement justifiable, car, bien que non-encore
entièrement alphabétisée, l’Afrique dispose d’un vivier de personnel formé apte
à piloter correctement un Etat. Pour cela, elle n’a pas à rougir d’une
comparaison avec d’autres sociétés. Pourtant cette forte concentration de
personnes sorties des meilleures universités de la planète, dont nombreux
occupent les fonctions les plus élevées de l’Etat, ne suffit pas à hisser
l’Afrique sur la voie du progrès. Bien au contraire, elle régresse, incapable
de produire du développement malgré des taux de croissance parmi les plus
élevés au monde. La seconde option, le mépris de la République, reste donc la
seule explication.
Nés dans un contexte de guerre froide, de
nombreux Etats Africains, la majorité du moins, bascula, dans des régimes
monopartistes à tendance socialiste, aiguillés sans doute - outre la volonté de
tourner le dos à l’idéologie de l’ancien colonisateur -, par le souci du
consensualisme, valeur primordiale des différentes sociétés Africaines, mais
surtout par souci de stabilité politique, contre laquelle, vu la fragilité des
institutions, la conjugaison du multipartisme et de la pluralité des ethnies
qu’opposaient force différences, représentait une menace. Dans la conception
des premiers dirigeants, un parti unique dans lequel se fondraient toutes les
composantes de la population était non seulement gage de stabilité
institutionnelle et de paix, mais encore un moyen efficace pour parvenir au développement
grâce à la fusion en son sein des énergies de tous bords.
Pour le malheur des Africains, ces fins furent
très vite perdues de vue. L’autoritarisme, la corruption, la gabegie, la
concussion le clientélisme à tendance ethnique ou régionale s’emparèrent des
Etats et, tels des pirates, le détournèrent de sa mission pour l’orienter vers
des fins autres que l’intérêt général. Trois décennies plus tard, lorsque le
vent du multipartisme et du libéralisme politique souffla par-là, on crut
l’Afrique tirée d’affaire, mais, malheureusement, il ne souffla pas assez fort
pour imposer la république. La république a en effet ceci de bénéfique que
« le bien commun, fruit du labeur de tous les citoyens, est administré,
géré de façon responsable que l’harmonie sociale advient et que le
développement et le progrès deviennent possibles » (Ngoïe-Ngalla). A
différentes échelles, les moyens de l’Etat au lieu d’être affectés à la
réalisation des missions de service public, continuèrent d’être allègrement
détournés pour servir des ambitions ou les fantaisies des élites
politico-administratives pour qui la ponction systématique des ressources
nationales tient lieu d’idéologie. L’appareil étatique n’est pas considéré comme
un moyen de réalisation d’objectifs guidés par le souci de l’intérêt général,
mais plutôt comme une vache grasse dont il convient de profiter jusqu’à n’en
plus pouvoir. Il n’est par conséquent pas étonnant qu’avec des ressources
dédiées au développement et à l’exercice du service public continuellement
ponctionnées, que de telles sociétés s’enfoncent chaque jour un peu plus.
Il est évident que lorsque les reines de
l’Etat sont aux mains de groupes ou de personnes dont la conception de l’Etat
se limite à la détention d’un appareil administratif qu’on manipule au gré
d’intérêts et d’ambitions personnels ou groupaux bien souvent antagonistes avec
ceux de la communauté nationale, on détourne toute une administration de sa
mission et on l’affaiblit dans son principe. L’abandon et la ruine qu’on y
constate, font d’emblée penser à l’inexistence concrète d’un gouvernement et
témoignent de la nocivité de ces politiques.
Les récentes crises militaires africaines,
Mali et Centrafrique, sont la conséquence, du point de vue de la défense de la
souveraineté nationale et du maintien de l’ordre et de la sécurité publics, du
détournement de l’Etat. D’une part les forces armées et de police d’un état
affaibli souffrent de faibles dotations, du manque d’équipement et d’armement
et sont de ce fait, même avec la meilleure volonté, incapables de défendre
leurs pays contre les agressions extérieures et toutes sortes de menaces
intérieures (trafic de stupéfiants, trafics humains, bases terroristes, etc.).
D’autre part, pour les pays qui peuvent encore doter leurs forces publiques, la
vocation de ces dernières étant la protection du pouvoir de princes impopulaires
ou illégitimes, dont l’autorité résulte de la brutalité des forces qui leurs
sont acquises, ces dernières adoptent une stratégie conforme à leur drôle de
mission, se dotent des compétences nécessaires à ce type de missions et
oublient le principal, de sorte que, face à un ennemi équipé, entrainé et
déterminé, ces armées qui comptent dans leurs rang des officiers formés à
Westpoint, l’Ecole de guerre, Saint-Cyr et dans les meilleures académies chinoises
ou russes, se font tailler des croupières, incapables d’opposer le minimum de
force dont une armée d’exercice, fut-elle la dernière, est capable.
Or le danger de quarante ou cinquante de
dysfonctionnements, c’est que les attitudes décriées se structurent solidement
dans les esprits des Africains. Il faut craindre qu’ils ne s’habituent au
désordre et que la bonne gouvernance, comme la lumière pour des yeux habitués à
la pénombre, ne soit devenue une gêne. Et, comme le montrent les différentes
crises dont la mal gouvernance est la cause (crises budgétaires, blocages
politiques, guerres civiles, recul de la souveraineté, etc.) c’est que la
dangereuse irresponsabilité des politiques, incapables d’animer la vie d’un
Etat ne soient remplacés par des dirigeants de substitution - aux intérêts
éloignés de ceux des Africains -, que la faiblesse de ces Etats, qui sentent fortement
le sépulcre attire déjà.
Philippe Cunctator.