Faute d’une véritable éducation (qui consiste à faire de la brute qu’est chacun de nous, un citoyen responsable, un civilisé) la vie bonne, le bonheur pour lequel l’homme est fait, fut vite confondue avec le culte hédoniste du plaisir des sens. De sorte que, vivre intensément, croquer la vie à belles dents est, depuis, devenu un comportement affiché de ceux qui en ont les moyens financiers; c’est-à-dire, surtout, la classe politique qui concentre, entre ses mains, l’essentiel des ressources économiques du pays. Les politiques en jouissent avec d’autant plus d’avidité que, venus du néant et sans ressources pour la majorité d’entre eux, sinon tous, la possession, par eux, grâce à l’indépendance, d’immenses fortunes, était longtemps restée de l’ordre du fantasme et du rêve.
Comportement de parvenu et de nouveau riche, tout dans l’extravagance, l’excès, l’excentrique et le mauvais goût : voyages; plaisirs immodérés de la table et du lit; louanges des populations asservies par le besoin. Hors de leurs visées bornées le plaisir raffiné de la vraie culture, celle acquise par la fréquentation des œuvres de l’esprit. Ses subtilités les agacent ! Le résultat du peu de prix que cette catégorie de citoyens accorde à ce qui n’est pas plaisir des sens ? Une politique de bricolage, toute au service de leurs intérêts personnels et de ceux de leurs proches.
L’autre résultat de cette «politique-maison» voulue et cultivée par des individus à la parole généreuse, mais à l’égoïsme féroce? L’effroyable dégradation des conditions sociales d’existence dans les bidonvilles surpeuplées, d’où, pourtant, sont issus ces demi-dieux qui les regardent maintenant de haut. Ces demi-dieux, cependant, ne dédaignent pas, tous, de se mêler, de temps en temps, aux activités de piété des habitants des bidonvilles. Poussés, quelques-uns, par un sincère élan de dévotion; le plus grand nombre par la crainte d’un éventuel bouleversement de l’ordre sociopolitique dont la violence n’épargnerait pas des fortunes aux origines suspectes, et qu’il vaudrait mieux, par prudence, placer sous la protection du ciel. Cette catégorie de fidèles paie, généralement, des dîmes avantageuses aux responsables des communautés religieuses qu’ils fréquentent. Comme si la grâce était un bien qu’on peut échanger contre un autre !
Pour autant, les bidonvilles ne sont pas tristes. Malgré la misère, peut-être à cause d’elle, pour l’oublier, on s’amuse beaucoup, ici aussi, mais sans éclat, dans un style un peu fruste, instinctif, spontané; le style des pauvres moyens dont disposent les populations des bidonvilles, plus bidonvilles, à mesure qu’on s’éloigne de la date des indépendances. Donc ici aussi, on s’amuse beaucoup, furieusement, avec la rage d’avoir, en vain, attendu un bonheur promis et qui, peut-être, ne viendra jamais. Voilà pourquoi, après qu’on se soit amusé, où en même temps qu’on s’amuse, monte vers le ciel, une immense supplication. Le désespoir invente, ici, une émouvante spiritualité d’évasion, mais qui n’est pas la recherche d’une fusion avec Dieu. Une mystique.
L’ardente et bouillonnante spiritualité des bidonvilles est une spiritualité utilitaire, pragmatique. Dans une prière pressante, le fidèle désespéré demande au ciel le bonheur que la société lui refuse: un conjoint, pour les célibataires; les joies de la maternité, pour les femmes affligées de stérilité; la protection contre la sorcellerie d’un oncle exigeant et jaloux, ou de quelque collègue envieux; et bien entendu, pour tous, l’amélioration des conditions sociales d’existence, dans un pays où personne ne se soucie d’eux. L’espoir que tant de souffrances et tant de misère seront soulagées ou deviendront un moyen de salut pour qui les accepte comme une épreuve venant de Dieu, transforme, au soir tombant, des centaines de masures en lieux de culte bourdonnants de cantiques et de prières. Le dimanche, temples et églises sont pris d’assaut, dès l’aube, par des foules immenses de fidèles.
La célébration du culte dure longtemps, très longtemps. Des heures. On somnole parfois; mais sans trop d’irrévérence ! Personne, pourtant, ne voudra rentrer à la maison avant que le pasteur ou le prêtre n’en ait donné le signal. Peuple douloureux, peuple dévotieux par frustrations. Qui collectionne mille et une recettes, à la recherche désespérée d’un improbable bonheur qu’une élite peu généreuse et gaspilleuse lui refuse.
Mais, dans leur vie de plaisirs, ces nouveaux riches qui narguent les pauvres de l’arrière-pays, et le petit peuple miséreux des bidonvilles (comme s’ils n’étaient pas, à cause de leur égoïsme et de leur inconscience, les vrais responsables de ce drame) goûtent-ils vraiment un bonheur inaltérable ? Même de façon confuse, ignorent-ils vraiment que, sauf les sages, (mais il est difficile de l’être lorsqu’on est riche) se retrouver brutalement à la tête d’une immense fortune que ne justifient devant la conscience, ni un long labeur, ni des mérites personnels exceptionnels, expose à bien des tentations et à bien des périls dont ne vous protègent guère des dévotions intéressées de bigot? La métaphore évangélique est effrayante: «Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer au paradis».
3 commentaires:
Cette propension aux réjouissances des Africains a donné naissance au Congo, aux deux Congo d'ailleurs, à un adage : "Mikolo nioso fêti na fêti", autrement dit "fêtes et plaisirs tous les jours que Dieu fait", un Dieu que toutes les bigoteries des parvenus ne peuvent laisser percevoir. La vraie piété est une denrée rare !
Le feti na feti, j'ai pu le constater, avec un regard d'adulte cette fois, lors de mon dernier séjour au Congo-Brazza. Moi je dirai vuandi na vuandi, hihihihihi
Beau texte Mr Ngoïe-Ngalla, quelle fraicheur de la plume et quelle acuité du regard. Merci pour cette analyse et cette vision sans concessions de nos sociétés.
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