lundi 18 février 2008

L’inculturation du christianisme en Afrique : des enjeux idéologiques dissimulés derrière une démarche pastorale. (*)

Faire participer activement les cultures africaines à la vie de l’Eglise africaine et du coup dilater l’Eglise universelle aux dimensions culturelles de l’Afrique. Tels sont les enjeux de départ de ce courant de pensée appelé inculturation ; qui concerne en fait toutes les chrétientés du tiers monde auxquelles l’Eglise avait par souci d’uniformité imposé un christianisme tout moulé dans les catégories des cultures occidentale et juive. Le concile Vatican 2 qui place au centre de ses préoccupations la volonté d’une plus grande ouverture de l’Eglise au monde encourage l’initiative. Sans se douter des risques de débordement auquel expose le flou d’un concept qui rend possibles mille glissements de sens, mille interprétations. D’autant plus que pour les africains ce courant de pensée naît dans la décennie qui suit l’ivresse des indépendances. Aucune surprise par conséquent que socialement et historiquement datée, l’inculturation chausse parfois les bottes d’une petite révolution et empreinte la rhétorique dénonciatrice et revendicatrice du combat de l’élite africaine contre l’impérialisme sous toutes ses formes. Cet ainsi que l’inculturation présente des traits de famille avec ces courants de pensée qui agitent l’opinion politique africaine. Optimiste et joyeuse comme eux, l’inculturation avance bardée de confiance naïve en l’avenir. Mais un avenir qu’elle se garde bien d’interroger. C’est ainsi qu’elle passe à pieds joints les enjeux prioritaires du chrétien : le courage d’incarner les valeurs évangéliques de justice, de partage et de paix dans une société africaine terriblement injuste et violente ; le combat citoyen pour la redéfinition du lien social malgré le discours officiel resté primaire et ethnique, source permanente de conflits et de guerres civiles. C’est pourtant ici qu’on attendait l’inculturation du christianisme qui se contente pour l’instant d’être une machine à produire des émotions collectives fortes, sans objet qu’elles-mêmes. Même si le prêtre ou le pasteur affirme que c’est pour la plus grande gloire de Dieu. En tout cas l’impressionnante ferveur des célébrations liturgiques paraît sans effet notable sur la qualité d’une spiritualité terre à terre, de plus en plus tournée vers la demande de satisfaction de besoins matériels et la protection contre le mauvais œil. L’inculturation paraît au contraire encourager l’ardeur de croyances sorcellaires. On attendait d’elle un sens chrétien toujours plus aigu du devoir et de la responsabilité sociale. Contre ces urgences l’inculturation paraît avoir opté pour la facilité qui peut se résumer en cette esthétique bruyante des célébrations du culte dont l’unique avantage est peut-être de divertir des fidèles qui s’ennuieraient sans cette dimension festive de la célébration. Grâce à l’inculturation l’Eglise africaine n’est pas triste. Mais à l’allure pédalée où va le processus il y a tout lieu de craindre qu’ils nous fabriquent une Eglise africaine du divertissement.

Ainsi militante et joyeuse, l’inculturation du christianisme en Afrique n’a pas dû décevoir ceux qui attendaient d’elle une Eglise africaine marquée du sceau d’une sorte de jeunesse éternelle, insouciante, où l’émotion en permanence explose. En quelques décennies elle a été capable de produire des formes d’expression inédites du religieux chrétien, conformes, dit-on à la sensibilité et à la vision du monde nègres. Il faut espérer que ceux qui travaillent à enrichir l’Eglise universelle d’une touche africaine se rendront compte un jour de leur erreur et s’efforceront de donner à l’Eglise africaine un visage plus digne conforme à l’idée élevée qu’on se fait de Dieu, dont le chrétien doit prendre garde d’oublier que ce Dieu a pour propriété essentielle d’être ombre et mystère. Parlant de la maison de Dieu, le psalmiste est saisi par toute son âme et dit terribilis est locus iste, c’est endroit est terrible ! La parole du vieux psalmiste paraît avoir inspiré un poème de Victor Hugo l’agnostique. Dans ce poème de coloration étrange le poète esquisse une description du séjour de Dieu où avait hâte d’aller Jean l’apôtre fatigué de la terre et des hommes :

Un jour, le morne esprit, le prophète sublime qui rêvait à Patmos et lisait frémissant de si lugubres mots dit à son aigle : ô monstre, il faut que tu m’emportes, je veux voir Jéhovah.
L’aigle obéît, des cieux ils franchirent les portes. Enfin Jean arriva.
Il vit l’endroit sans nom dont nul archange n’ose traverser le milieu.
Et cet endroit redoutable était plein d’ombre à cause de la présence de Dieu.

Les messes des églises africaines seraient probablement moins dansantes et moins prosaïquement festives si les fidèles avaient un peu plus de foi et d’abord l’intuition de l’infinie grandeur de Dieu. L e mystique en reste sans voix. Pascal on se souvient en était effrayé. Or, c’es triste à force de fantaisie et de représentation anthropomorphes de Dieu, l’inculturation a fini par désacraliser l’espace du lieu de culte. On s’y déplace désormais comme on le fait sur n’importe quel espace public. La messe par exemple n’est plus le déroulement pathétique d’un drame, mais un moment festif pendant lequel il n’est pas interdit de s’abandonner aux ondulations de la danse !

Des auteurs qui se sont exprimés sur cette question de l’inculturation du christianisme en Afrique on attendait qu’ils nous parlent des choses graves de la foi et du combat social qu’elle implique. On note malheureusement une forte tendance à se focaliser sur l’accessoire. Je nomme accessoire le souci de distinction de l’Eglise Africaine par des pratiques cultuelles particulières dont on peut se demande on quoi elles favorisent l’élévation de l’âme. On brode sur des touches culturelles typiquement africaines dont il est douteux qu’elles soient pour l’Eglise un enrichissement. Le procès qu’on fait à l’Eglise missionnaire d’hier qui eut le mérite d’être exigeante en matière de célébration du culte est certainement un mauvais procès. Cette Eglise là nous a donné à force d’exigence des hommes et es femmes remarquables par la pureté de leur foi et la dignité de leur vie. Emile Biayenda aujourd’hui donné en modèle de vie chrétienne en était. La piété bruyante dont on fait une propriété des cultures et des religions africaines est en fait une injure aux africains. Ceux-ci ne sont pas incapables de piété recueillie. Ceux-ci ne sont pas capables de communiquer, même avec Dieu que dans le bruit. L’enquête historique et anthropologique apporte un démenti formel à des affirmations péremptoires. En revanche, c’est vrai de l’Eglise africaine post coloniale fortement marquée par ce siècle de la postmodernité qui célèbre l’insignifiance et fait l’apologie de la frivolité, corrélativement à l’affadissement de la foi, à l’évaporation du sens du mystère et de la transcendance, relayés par un sacré de substitution : la politique, le sport où les stars sont vénérées à l’instar des divinités.
Il faut donc en convenir, les partisans de l’inculturation volontariste du christianisme en Afrique ont derrière la tête autre chose que le simple souci de spiritualité qui avait été pour Vatican 2 un grand enjeu. A partir du moment où les intellectuels, blessés par une histoire de l’Afrique difficile, entrent en lice et en font leur problème, l’inculturation que tout le monde comprend comme l’aventure du message chrétien à travers une culture devient pour eux lieu de pouvoir, position privilégiée pour faire passer des idées, des significations et des valeurs personnelles, mais présentées comme étant les valeurs et les aspirations de tous les africains. Le petit peuple des paroisses adhère avec d’autant plus d’enthousiasme aux propositions de l’élite qu’il lui voue une admiration dévote et sans bornes. Pour la masse des fidèles, en affirmant la négrification des formes d’expressions du christianisme comme condition d’encrage du christianisme en Afrique, le clergé et l’élite disent la vérité. Rien de plus faux. Portant sur les valeurs universelles, même coulé dans les schémas et les catégories de pensée des philosophes et des théologiens de l’occident, l’essentiel du message chrétien parle à l’esprit et au cœur de tous les hommes. Et puis, il y a de la contamination de l’exemple. Le rayonnement attractif d’un modèle qui fait que le témoin de l’Evangile peut se passer de la parole articulée, sa façon de regarder la vie et de la vivre ne laisse pas indifférent. Et tôt ou tard, amène tel homme, telle femme à se poser des questions qui peuvent être le point de départ d’une conversion. Le père de Foucault passe de nombreuses années au désert du Sahara; y mène une vie d’ascète et de contemplatif. Pas de prosélytisme. Il vit sa foi en silence. Le résultat dans l’immédiat c’est que parmi tant d’arabo-berbères musulmans au milieu desquels il s’était installé, il ne réussit à convertir que Paul son domestique.
Pour qui aurait jugé l’action de cet ermite dans le court terme qui n’est généralement pas le temps de la conversion, l’échec est patent. Mais voici que longtemps après la mort du père de Foucault, Tamanrasset où il avait planté son ermitage, devient le foyer d’une intense vie chrétienne animé par des musulmans qui se convertissent en masse, sans qu’une berbérisation des formes d’expression du christianisme ait été nécessaire. Le christianisme romain un peu sec et froid si éloigné de leur culture, les arabo-berbères de Tamanrasset l’adoptent pleinement. Il est juste marqué par la ferveur mystique des gens venus de l’Islam. Ayant compris d’intuition l’essentiel du message du christianisme, à la différence des clercs de l’Eglise africaine, les arabo-berbères de Tamanrasset ne font du combat pour une libre expression culturelle de ses formes d’expression la condition de naissance d’une Eglise arabo-berbère. Elle est arabo-berbère et chrétienne dès l’instant où ses fidèles sont de culture arabo-berbère. C’est un peu comme au théâtre : la même pièce de Racine, de Corneille ou de Ionesco aura autant d’interprétations de génie qu’il y aura de troupes de talent d’origines diverses à la jouer. C’est pourtant la même pièce, c’est pourtant le même texte ! C’est donc que l’inculturation tapageuse du christianisme en Afrique noire est liée à l’histoire tourmentée de ce continent.

En leur donnant un caractère négroïde, les formes d’expression du christianisme deviennent le lieu d’affirmation de l’identité nègre longtemps niée par l’occident chrétien. En revanche les pays musulmans même d’Afrique noire, qui n’ont pas avec l’Islam le lien colonial que les chrétiens d’Afrique ont avec le christianisme, ces pays là ne semblent pas ressentir le besoin de faire de l’inculturation de l’Islam une condition de son ancrage dans leur société. Résultat : unité de foi, unité deses formes d’expression dans les sociétés et les cultures les plus diverses et les plus différentes les unes par rapport aux autres. Aussi, de Dakar à Jakarta, d’Islamabad à Casablanca et de Casablanca à l’Ile Maurice, mêmes gestes rituels, mêmes paroles rituelles pour dire et célébrer le même Allah ! Chez les chrétiens c’est plutôt Babel !

On peut donc se demander si ce désir et cette volonté de personnalisation de l’expression de la foi au sein de l’Eglise universelle eussent été possibles ou du moins se fussent manifestés avec la même force sans un regard rétrospectif sur un passé d’humiliations et de frustrations, sans le souffle des indépendances et d’abord le cri de révolte de la négritude, avec sa demande pressante de reconnaissance de la culture nègre. De la négritude comme courant de pensée, elle a, en effet les humeurs et les audaces. Les ambigüités et les hésitations. Combattant de l’inculturation de la foi chrétienne, Meinard Hegba ne fait pas mystère de ses attaches à la négritude dans ses revendications les plus radicales : « le christianisme œcuménique, écrit-il, doit prendre chez nous une saveur pimentée ; il doit même, et ceci est postulé par son anti-impérialisme culturel, être influencé par la négritude » (Meinard Hegba, Christianisme et négritude, in Des prêtres Noirs s’interrogent, Présence Africaine).
Ainsi juste pour se singulariser, comme la négritude, les promoteurs de l’inculturation réclament jusqu’aux carences de la culture africaine. En tout cas dans le texte cité nous retrouvons les grands enjeux de la négritude « née en nous, écrit Alioune Diop, du sentiment d’avoir été frustrés au cours de l’histoire, de la joie de créer et d’être considérés à notre juste valeur ; la négritude n’est autre que notre humble et tenace ambition de réhabiliter les victimes et de montrer au monde ce que, précisément, l’on avait spécifiquement refusé : la dignité de la race noire. » (Alioune Diop, Deuxième congrès des écrivains et artistes noirs, Présence Africaine numéro 24-25, pp 42-43). Pour Julien Penoukou « inculturer signifie insérer le message chrétien dans une culture, y adhérer avec ses modes de penser d’agir, de vivre, avec ce qu’on est et aspire à être » (Efoue Julien Penoukou, L’impératif de l’inculturation de la foi chrétienne. Bulletin de Théologie africaine volume 5, numéro 10, juillet-décembre 1983). Sans doute, mais de telles affirmations portent dans leurs flancs quelques ambiguïtés et ne s’accordent pas toujours avec l’évangile ; puisque c’est à notre capacité à nous séparer d’avec les idéologies de notre culture que le christ nous reconnait comme ses disciples. Cette prise de distance d’avec nos cultures idolâtrées est le signe du chrétien « voila, rapporte l’évangéliste que tes disciples font ce qu’il n’est pas permis de faire le Sabbat »t, (Mathieu.12,2). Et plus loin, « pourquoi tes disciples transgressent-ils la loi des anciens ? », (Mathieu. 15,2).
La principale préoccupation des partisans de l’inculturation volontariste devrait être, semble-il, comment dans une exigence constante de lucidité, un arrachement à soi de tout le corps et la volonté généreuse d’ouverture, avec le souci permanent de la mesure et du goût, comment ajuster les valeurs de l’évangile et celles des cultures africaines en constante évolution ? Comment faire pour surmonter leurs désaccords là où il y a désaccord ? Comment faire pour surmonter leurs désaccords là où il y a désaccord ? Sans chipoter sur la question de savoir si d’avoir été moulé dans les catégories culturelles de l’occident, le message chrétien reste accessible ou non aux africains. Nous venons de voir que du temps de l ’Eglise missionnaire, ces différences ne furent pas tellement un obstacle. L’acceptation humble d’une telle éthique éviterait à l ’Eglise africaine bien des fantaisies inutiles et bien des gesticulations grotesques.



Dominique Ngoie-Ngalla



* : Conférence prononcée au colloque universitaire Emile Biayenda, tenu à l’Institut catholique de Paris, les 14 et 15 février 2008.

Par Dominique Ngoïe Ngalla et Philippe Cunctator qui nous livrent leurs réflexions sur le monde d'aujourd'hui : de l'Afrique clopinant sur le chemin de la modernité au reste du monde, de la complexité des enjeux politiques aux péripéties du fait religieux, nous découvrons sous la plume de Dominique l'âme du poète qui rêve d'un autre monde, mais n'oublie ni les brûlures de l'histoire ni la dure réalité du temps présent...

Quelques ouvrages de Dominique Ngoïe-Ngalla...





L'Evangile au coeur de l'Afrique des ethnies dans le temps court
; l'obstacle CU, Ed. Publibook, 2007 .




Route de nuit, roman. Ed. Publibook, 2006.




Aux confins du Ntotila, entre mythe, mémoire et histoire ; bakaa, Ed. Bajag-Méri, 2006.




Quel état pour l'Afrique, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Lettre d'un pygmée à un bantu, mise en scène en 1989 par Pierrette Dupoyet au Festival d'Avignon. IPN 1988, Ed. Bajag-Méri, 2003.




Combat pour une renaissance de l'Afrique nègre, Parole de Vivant Ed. Espaces Culturels, Paris, 2002.




Le retour des ethnies. La violence identitaire. Imp. Multiprint, Abidjan, 1999.




L'ombre de la nuit et Lettre à ma grand-mère, nouvelles, ATIMCO Combourg, 1994.




La geste de Ngoma, Mbima, 1982.




Lettre à un étudiant africain, Mbonda, 1980.




Nouveaux poèmes rustiques, Saint-Paul, 1979.




Nocturne, poésie, Saint-Paul, 1977.




Mandouanes, poésie, Saint-Paul, 1976.




L'enfance de Mpassi, récit, Atimco, 1972.




Poèmes rustiques, Atimco, 1971.